12 Avr. 2022
Hommage à Philippe Boesmans
Compositeur belge né en 1936, Philippe Boesmans est mort le 10 avril 2022. Ses opéras, créés notamment avec Luc Bondy ou Joël Pommerat, sont souvent inspirés par des pièces de théâtre : "Reigen" d'après Arthur Schnitzler, présenté au Châtelet en 1994, "Wintermärchen" d'après William Shakespeare présenté en 2000 ou encore "Julie" d'après August Strindberg. Son dernier ouvrage, une adaptation de "On purge bébé" de George Feydeau, sera créé dans sa maison de la Monnaie à Bruxelles en décembre prochain et repris au Châtelet lors de la saison 2023/2024.
En plein milieu des années soixante-dix, Philippe Boesmans fut le premier «post-moderne», longtemps avant que le terme même ne fût inventé. C’est que cet homme vivant avec une grande sobriété matérielle est en fait un voluptueux, de la race si rare des «ascètes jouisseurs»: comme pour Mozart, comme pour Debussy, le mot clé de l’esthétique boesmanienne, c’est le Plaisir, le sien garant du nôtre, ce «bon plaisir» que Debussy reconnaissait comme sa règle exclusive. Mais pour choisir ce plus enivrant, ce plus exigeant de tous les maîtres, il faut à la fois une domination parfaite du métier et – le paradoxe n’est qu’apparent – une discipline de fer, en d’autres termes Apollon jugulant sans cesse Dionysos. C’est cet équilibre difficile et sans cesse remis en cause qui seul permet les chefs-d’œuvre.
Et l’art de Philippe Boesmans est celui d’un magicien éblouissant, d’un équilibriste maître de la corde raide, passionné par les dangers du Jeu. Le compositeur s’impose les défis, les gageures en apparence les moins raisonnables, pour en triompher avec l’élégance souriante que seule la maîtrise de l’artisanat permet. Sa musique semble le fruit d’une heureuse facilité, elle est celui d’un travail acharné, et sa souriante désinvolture dissimule toutes les angoisses de l’accouchement. En vrai classique, il a l’ambition, comme Rameau, de «cacher l’art par l’art même», et il y parvient de haute lutte. Pour définir son esthétique, on reviendra immanquablement à cet notion de Jeu, dans toute sa noblesse racée, un jeu dissimulant (bien mal) des trésors de tendresse et d’émotion pudique sous les traits d’une étincelante ironie. Car la joie de vivre ne peut naître que du terreau sous-jacent d’une douleur maîtrisée, et tôt ou tard l’amertume affleure. Reigen (La Ronde, d’après Schnitzler), l’un de ses suprêmes chefs-d’œuvre, est ainsi la dénonciation impitoyable de ce mal-être, de ce mal de vivre, récompense inéluctable de ce péché suprême, la profanation de l’amour. Les héros dérisoires imaginés par Schnitzler sont rongés, pervertis, par ce cancer du cœur et de l’âme, et la musique de Boesmans le dénonce avec une douce virulence égalant celle du Così fan tutte mozartien: deux chefs-d’œuvre dont le contenu profond est défini par le titre d’un troisième (qui conviendrait idéalement au compositeur Boesmans): On ne badine pas avec l’amour.
Harry Halbreich, extrait du programme de Wintermärchen en novembre 2000
Lire les hommages sur les sites de La Monnaie, du Festival d’Aix-en-Provence