6 Juin 2023
Keiichiro Shibuya
L’interview
Dix ans après le succès de The End, l’artiste japonais Keiichiro Shibuya est de retour au théâtre du Châtelet avec Android Opera Mirror, son projet le plus ambitieux à ce jour. Avec cette œuvre totale, il mêle ses propres compositions à celles d’un robot humanoïde doté d’une intelligence artificielle, des chants de moines bouddhistes à l’orchestre Appassionato, son piano à la musique électronique. Ces rencontres inédites, à la pointe de la technologie actuelle, provoquent une sidération esthétique et interrogent notre rapport à la mort, aux machines et au futur. Keiichiro Shibuya incarne certainement l’avenir de la musique. Il s’explique au fil d’une longue interview.
Depuis cinq ans, vous composez des « opéras androïdes », en travaillant avec des robots dotés d’une intelligence artificielle. Il y eut Scary Beauty en 2018, puis Super Angels en 2021, et à présent Android Opera Mirror, que vous présentez au Théâtre du Châtelet. Que cherchez-vous en créant avec les machines ?
Le propre de la machine est la prévisibilité. Le propre de l’humain est l’instabilité. La rencontre entre les deux provoque des émotions nouvelles. Il se trouve que celles-ci me touchent de façon très particulière. J’ai toujours aimé et cherché la dualité dans les arts ; quand le beau se mêle avec l’effrayant, l’incarné avec le désincarné, le traditionnel avec le moderne, la vie avec la mort… J’y vois l’expression de notre condition humaine, mais aussi celle de son dépassement. Pour MIRROR, mon dernier opéra androïde, j’ai poussé cette dualité à son paroxysme. Je m’inspire ou me sers de textes d’auteurs qui ont une sensibilité à fleur de peau et qui font part de leur fragilité existentielle : Michel Houellebecq et son roman La Possibilité d’une île (ed. Fayard), mais aussi les ultimes ouvrages de Ludwig Wittgenstein et Yukio Mishima. Je leur fais rencontrer l’intelligence artificielle et un robot humanoïde, dont l’expression, dans la composition et la présence sur scène, est a priori très froide. Cet alliage, il me semble, provoque une espèce de vertige.
Quelle est la place de la machine dans la composition de Android Opera Mirror et comment fonctionne-t-elle ?
Cela dépend. Pour le texte, certaines parties sont directement extraites du roman de Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île ; je les reprends telles quelles. D’autres, en revanche, ont été élaborées avec le programme ChatGPT 4. J’ai formulé des requêtes de façon très précise, en partant d’un corpus de chants bouddhistes millénaires, et le programme m’a proposé autre chose : ses créations à lui. Pour la musique, j’ai composé les partitions des instrumentistes et certaines mélodies chantées par l’androïde. Mais parfois, celui-ci improvise sa propre mélodie, grâce à un programme que nous avons conçu, en écoutant le chœur des moines et en se synchronisant avec lui.
Le chant de l’androïde change donc, d’un soir à l’autre… Il n’est jamais le même.
Oui. Et c’est assez déroutant d’ailleurs… Les moines chantent toujours la même chose. Ils ne peuvent pas faire autrement. Si ce n’est s’adapter à la hauteur de la note, et au rythme de la musique. Mais comme ce sont des êtres humains, ils ne chantent pas toujours avec la même intensité tous les soirs. Donc, l’androïde entend constamment des résonances dissemblables, ce qui provoque toujours des résultats différents.
L’androïde vous a-t-il surpris ?
Bien sûr ! Certaines fois, il s’est mis à chanter une mélodie et ne pouvait plus s’arrêter ; quelque chose dans la musique faisait qu’il ne peut pas s’arrêter… C’était très étrange, et un brin choquant. Je ne parviens toujours pas à l’expliquer. Mais j’adore travailler avec lui, surtout pour les improvisations. Quand un instrumentiste humain improvise, il a tendance à tomber dans la démonstration : il désire se mettre en valeur, techniquement, il a envie de se prouver, créativement, ce qui est à la fois humain et un peu pénible… À l’inverse, les robots n’ont pas d’ego. Comme les moines bouddhistes, d’ailleurs… Et contrairement à moi !
Quelle place accordez-vous au programmateur du logiciel musical ?
Celle-ci est essentielle. Shintaro Imai, qui a élaboré la programmation de l’androïde, n’est pas un simple informaticien. Il sait lire une partition, il est doté d’une formation musicale solide, il a travaillé avec Philippe Hurel à l’Ircam… Par conséquent, ses programmations sont artistiques et profondément musicales. Comme moi, il considère que l’androïde et son programme sont des instruments, au même titre qu’un piano ou qu’un violon, au fond. La technologie n’est jamais une fin en soi, mais un outil.
Une voix androïde sur de la musique provoque une certaine mélancolie. On l’entend dans vos opéras, mais aussi dans le duo électronique français Daft Punk, qui a popularisé l’utilisation du vocoder. Comment expliquez-vous la tristesse des machines ?
On a tendance à plaquer nos sentiments sur les robots. C’est la raison pour laquelle mon opéra s’appelle Android Opera Mirror d’ailleurs… On se voit en elles. Il m’arrive d’éprouver de la mélancolie, comme vous, mais aussi parfois de la gaîté, et même de la joie, lorsque je me trouve dans de meilleures dispositions. Tel est le paradoxe, les machines sont prévisibles, et pourtant elles nous font ressentir des émotions toujours changeantes.
Android Opera Mirror est également la rencontre entre la musique occidentale et orientale. D’où vient ce choix ?
J’aime montrer les similitudes musicales, artistiques et même philosophiques, par-delà les frontières. Au fond, il est toujours question du désir ; une notion parfaitement universelle, au cœur des préoccupations des moines bouddhistes et des compositeurs de musique classique occidentaux.
Comment voyez-vous l’avenir de la musique ? N’avez-vous pas peur que l’intelligence artificielle puisse un jour se programmer elle-même, et que l’art puisse se créer sans nous ?
Même si elle n’en est qu’à ses balbutiements, l’intelligence artificielle peut déjà se programmer toute seule. C’est le concept même du « machine learning », l’apprentissage profond. Et non, cela ne me fait pas peur. Peut-être qu’un jour les robots seront amenés à nous remplacer, peut-être pourront-ils tout mieux faire que nous. Et je ne suis pas certain que cela soit un vrai problème. L’humanité n’est pas l’élément le plus important de l’existence… En ce qui me concerne, j’ai toujours fantasmé la fin d’un certain monde. C’est une source d’inspiration inépuisable. J’aimerais y assister.
Propos recueillis par Igor Hansen-Løve