29 Août 2023
Olivier Fredj
L'interview
Le metteur en scène Olivier Fredj poursuit son travail réunissant ceux qui vivent pleinement dans notre société mais qu’on laisse trop souvent à la marge : les personnes détenues comme les enfants, les personnes à la rue comme les malades de l’hôpital. Il les fédère autour de la thématique de l’argent (après le temps et avant l’amour qui terminera ce triptyque de créations). Conversation avec un homme de théâtre passionné, qui s’émerveille de la découverte permanente que lui apportent ces artistes qui sortent des sentiers battus.
Flouz est le deuxième volet d’une trilogie que vous menez avec les structures piliers de notre société : la prison, l’hôpital, l’école, les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad)… Comment conciliez-vous tous ces regards, toutes ces histoires ?
Ce qui est passionnant avec tous ces lieux, comme pour le théâtre d’ailleurs, c’est que les questions de rentabilité ou de productivité ne sont pas les mêmes que partout ailleurs dans la société. Comment valide‑t‑on l’impact d’une pièce de théâtre ? Comment calcule-t-on la rentabilité d’un soin ? Faire se rencontrer ces points de vue est une évidence, car ce sont des approches de vie et de pratiques quotidiennes différentes. J’ai voulu considérer qu’il y avait un certain nombre de personnes qui avaient une expérience de vie que le public n’avait pas forcément mais qui, un jour, pouvait se retrouver dans leurs situations. Je n’ai pourtant pas tellement envie d’expérimenter les soins palliatifs ou la prison, mais j’ai beaucoup à apprendre de ceux qui l’ont vécu. La plupart des participants, de leur côté, n’ont pas fait l’expérience du théâtre, cet espace de temps et d’imaginaire. Ils incarnent dans le spectacle tous ces fragments de vie mélangés, éloignant ainsi tout misérabilisme et toute morale pour rendre le récit universel et humain. Le travail de dialogue et la juxtaposition des récits permettent de se projeter dans ces questions, grâce au théâtre.
Il y a une dimension sociale et engagée dans le chemin conduit par Paradox Palace. Que permet une initiative comme Flouz ?
Cela crée avant tout un lien au-delà des murs de ces structures. Un lien avec le public, donc avec la société. Vers leurs souvenirs et les vies qu’ils ont eues. Et enfin, un lien entre eux, par le fait qu’ils réfléchissent à la même chose depuis leur prison ou leur unité de pneumologie. Ils sont au même niveau et cela rétablit la personne humaine au-delà de sa condition présente. Cela crée de la mise en valeur de soi, de l’échange, de la reconnaissance. C’est aussi le groupe, la troupe, qui fait qu’il y a une solidarité et une construction commune. La culture a cela de magnifique qu’elle permet aux gens d’avoir quelque chose en commun, à partager, d’où que l’on vienne, quoi que l’on ait fait.
Qu’est-ce qui vous touche le plus dans ce processus créatif particulier ?
Nous vivons tellement dans une bulle, dans ce milieu culturel parisien si privilégié, qui s’adresse finalement à seulement une partie de la société. On se pose tous la question du renouvellement des publics, d’aller chercher « les empêchés, les éloignés » (comment faire un groupe d’individus si différents)… Simplement être là, travailler autrement, remet en cause toute ma façon de faire. Et c’est un enrichissement de tous les instants. Dès la lecture, s’il y a une phrase un peu tarabiscotée, confuse ou pas très directe, l’un des détenus peut me dire « ça on coupe ! ». Le test est immédiat, il n’y a pas de « c’est intéressant mais… », non, si c’est nul, c’est nul ! C’est ce qui rend la culture très organique. C’est l’émotion avant la pensée.
Qu’est-ce que le cirque financier ?
C’est à la fois un clin d’œil formel parce que l’on travaille l’acrobatie, et à la fois, l’image d’une économie devenue cette chose où l’on voit des numéros partout, qui tournent dans tous les sens. On voulait s’en amuser, que cela soit divertissant de parler d’argent et de tout ce que cela peut impliquer. C’est festif, c’est drôle mais comme dans tout cirque, il y a des clowns blancs et tristes, parfois des cercles de feu où l’on a peur pour le trapéziste…
Comment la thématique de l’argent a-t-elle influencé le choix des musiques que vous avez fait avec Shani Diluka et Matias Aguayo ?
Il fallait un corpus qui fonctionne pour le répertoire de Shani, pour Matias avec l’électro et pour moi dans la narration et ma mise en scène. L’économie pour nous est quelque chose de continu, un flot qui ne s’arrête jamais. C’est donc venu comme une évidence de choisir des musiciens minimalistes, qui pouvaient se confronter ou correspondre à la musique de Matias et Shani. Nous avons dégagé une trame musicale qui va avec le spectacle et on a développé les scènes, en ajustant en permanence pendant les répétitions. Les musiques se suivent avec chacune leur couleur, sans interruption et soutiennent l’action et l’émotion.
Le spectacle passe beaucoup par l’écrit. Les récits des uns et des autres circulent, sont assemblés, réécrits. Comment expliquez-vous ce jaillissement littéraire ?
Il y a en prison une volonté d’écrire ou du moins de parler, de façon immédiate. Une volonté de dialoguer. Et le plus souvent, ce sont des écrits adressés. Soit parce qu’il sont destinés à un public de théâtre, soit parce que c’est une lettre, soit parce que ce sont des histoires qui sont racontées à quelqu’un. Ce sont plus rarement des souvenirs à transmettre, ce qui est en revanche très fréquent à l’Ehpad où l’on raconte beaucoup le passé. À ce sujet, la mise en parallèle des souvenirs d’enfance des résidents avec les enfants d’aujourd’hui est étonnante. Le rapport à l’argent est tellement différent ! Les enfants ont une conscience de l’argent très forte de nos jours. Dès l’âge de 7 ans, ils en ont une vision assez juste, ils savent à peu près ce que valent les choses. Ils ont été extrêmement créatifs lors des ateliers et l’argent est devenu un rapport entre eux en classe. Je reprends avec conviction Karl Marx : « l’argent est un entremetteur universel ». L’argent devenait quelque chose de réel, et pas seulement « ce qui sort du mur », pour citer un enfant.
Un an après Watch, que sont devenus les anciens détenus ?
Ils sont tous sortis assez rapidement du Centre pénitentiaire de Meaux- Chauconin après les représentations, car il y avait un processus de recrutement prévu avec des DRH du groupe ACCOR dans la salle. Il y a eu une transition douce vers la « vraie vie ». La plupart sont désormais en liberté et travaillent. Certains sont au même poste, d’autres ont changé de boulot. Ils seront tous sur scène ! Ils veulent maintenir la troupe, revivre cela sans lien avec la détention, en ayant une autre vie. Ils amènent ainsi d’autres gens, des collègues, des amis. Cela donne une continuité à cette mise en lien avec la société que l’on met en place avec ces spectacles. Et ça fonctionne.