11 Mars 2025

Les instruments du Diable
Paniques morales et genre musical
Maxwell, auteur du Kodex Metallum
Le metal est un genre musical qui a essuyé de nombreuses polémiques, parfois justifiées, parfois exagérées. La plus persistante reste sans doute son association supposée avec le satanisme. En effet, le style est entaché par de nombreuses paniques morales engendrées par des paroles, certaines pochettes d’albums et clips, mais aussi par les comportements excessifs de certaines de ses figures emblématiques. Cela n’a rien de nouveau puisque quelques décennies avant cela, des bluesmen comme Robert Johnson, Tommy Johnson ou encore Jimi Hendrix étaient déjà accusés de pactiser avec le diable. Pourtant, il n’était alors question que de leur virtuosité à la guitare et de leur mode de vie bohème. Le metal, lui, porté par un esprit provocateur et subversif, n’hésitera pas à embrasser ce folklore pour se forger une identité.
Sur cette pochette mythique de Don’t Break the Oath, album des cultissimes Mercyful Fate, on voit le diable, qui, juste avant de se volatiliser derrière un rideau de flammes, nous pointe du doigt et adresse un ultime avertissement : “Ne brisez pas le pacte !”. Sorti en 1984, l’album s’inscrit dans la mouvance heavy metal typique de son époque mais avec un decorum cauchemardesque et grandiloquent. La musique est virtuose, théâtrale et invoque le Malin tout au long de ses neuf titres. Don’t Break the Oath est une porte ouverte vers les Enfers, une fenêtre à travers laquelle le Diable vient rappeler à l’ordre ses sbires : “n’oubliez pas d’où vous venez et faites attention où vous allez !”. Avertissement qui ne sera pas tombé dans l’oreille d’un sourd, puisque ces arcanes occultes continueront d’alimenter le metal encore des années après. Mercyful Fate et son leader King Diamond, au maquillage noir et blanc (aussi appellé corpse paint), seront notament l’une des inspirations pour ce que deviendra plus tard le black metal, un genre très affilié au satanisme religieux.
Quelques décennies en arrière, au début du siècle dernier, dans le delta du Mississippi, le vaudou est encore très présent. Profitant de ce contexte et des rumeurs, le guitariste Robert Johnson aurait délibérément créé sa propre légende. Il raconte cette fameuse histoire où il se perd à un carrefour et rencontre le Diable, qui lui échange son âme contre des pouvoirs musicaux exceptionnels. En réalité, cette histoire pourrait être celle de Tommy Johnson, un autre bluesman américain, de quinze ans son aîné. Robert l’aurait ensuite adoptée comme sienne, ou bien, en raison de leur nom de famille commun, elle lui aurait été attribuée par confusion. Une chose est certaine c’est qu’il est le premier de ces artistes maudits morts à 27 ans, Jimmy Hendrix dans son sillon, comme s’ils avaient prêté le même serment. Ceci ajoutant à la mystique autour de ces musiciens. Le fameux club des 27 fût ensuite enrichi de célébrités telles que Kurt Kobain, Jim Morrison et quelques autres. Cette probabilité surprenante n’a fait qu’alimenter un peu plus les rumeurs autour de ce pacte funeste. À cela viennent s’ajouter les accusations de satanisme, dont Black Sabbath et Slayer pâtiront, en raison d’une imagerie provocante, jouant beaucoup sur des symboles ostentatoires. L’hygiène de vie très chaotique de certaines rockstars est également pointée du doigt. On prône parfois une attitude se moquant de la mort, avec des comportements à risque, comme ce fut le cas de Nikki Sixx, le bassiste de Mötley Crüe, qui fît une overdose d’héroïne le 23 décembre 1987, déclaré cliniquement mort pendant environ deux minutes avant d’être réanimé par un ambulancier.
Avec toutes ces paniques morales qui entourent le rock et ces bluesman au parcours funeste, on pourrait céder à l’idée que l’instrument du Diable est, définitivement, la guitare. Pourtant, durant le XIX siècle, le mouvement romantique a vu l’émergence de compositeurs tels que Beethoven et Liszt, dont la musique, souvent perçue comme intense, émotionnelle et débridée, a été critiquée par certains comme étant trop « dérangeante » voir même « démoniaque ». Leur rejet des conventions établies et leur quête d’une expression émotionnelle forte à travers la musique ont parfois été interprétés comme immorale ou blasphématoire par les ouailles. On peut encore remonter ainsi jusqu’au XVIIIᵉ siècle où, bien avant la guitare, c’est le violon qui pouvait être associé à une musique diabolique. Si l’expression Diabolus in Musica, ou « diable dans la musique », était déjà probablement en circulation, c’est en 1702 que ce terme apparaît pour la première fois, dans les écrits du compositeur et théoricien Andreas Werckmeister. Le Diabolus in Musica désigne l’intervalle de quarte augmentée (ou triton), un écart tonal jugé dissonant et instable.
Au Moyen Âge, cet intervalle était plutôt mal perçu. Il n’était pas interdit mais extrêmement déconseillé, en raison de sa tension harmonique, contrastant avec les intervalles consonants comme les tierces et les quintes. Néanmoins, certains compositeurs ont continué à l’employer dans la musique profane afin de surprendre et déstabiliser l’auditeur. Son association avec le violon vient de plusieurs facteurs. D’abord, l’instrument est historiquement lié à des figures diaboliques dans la culture populaire, notamment à travers la légende de Niccolò Paganini, violoniste virtuose du XIXe siècle accusé d’avoir pactisé avec le diable en raison de son jeu exceptionnel. Certaines de ses œuvres exploitent le triton, renforçant cette image. Il sera d’ailleurs accusé d’impiété par l’évêque de Nice, Dominique Galvano : l’enterrement religieux lui est interdit, ainsi que l’inhumation en terre consacrée. De plus, le triton a souvent été utilisé dans la musique dramatique et horrifique pour créer une sensation de malaise, notamment au violon, capable de produire des sonorités stridentes et inquiétantes.
Lorsque le corps de Paganini fut embaumé à sa mort, il continua d’être perçu comme une incarnation diabolique. Sa dépouille connut un périple étonnant avant de reposer finalement dans un monument au centre du cimetière de la Villetta, à Parme. Le violoniste, passant de mains en mains, finit par devenir lui-même l’instrument du Diable.
Dans L’Histoire du soldat de Stravinsky, le violon symbolise l’âme et l’identité du soldat. En enseignant son art au Diable, il lui cède une partie de lui-même, ce qui le conduit à sa perte. Ici, l’instrument est un bien précieux, dont la maîtrise appartient d’abord à l’homme avant d’être corrompue par le Malin. À l’inverse, dans la légende de Robert Johnson, c’est le Diable qui transmet son savoir en échange de l’âme du musicien. La guitare devient le médium de cette damnation : Johnson reçoit un talent surnaturel, mais au prix de son salut.
On pourrait y voir deux façons de raconter la même dynamique : le Diable ne crée pas la musique, mais il en devient le maître, soit en la subtilisant (L’Histoire du soldat), soit en l’offrant pour mieux posséder celui qui en joue (Crossroad). Cela rejoint l’idée que la musique est un pouvoir ambivalent, à la fois sublime et potentiellement destructeur, selon la manière dont elle est obtenue ou utilisée.
Maxwell