26 Févr. 2021

Article

"Doom with a view"

Alain Damasio, l'auteur de La Horde du Contrevent et des Furtifs, a connu Rone en 2008 pour son morceau Bora. Il livre ici une réflexion sur cette création qui "est une descente brutale dans l’époque".

Ça commence là où, pour les quidams que nous sommes, commence et finit la danse : dans une boîte. Une boîte de nuit. Où les corps lâchent leur énergie contrite dans un espace compact, comme des billes de bois ou de bras s’entrechoquent sans produire aucune sensation d’ensemble. Ce n’est pas une troupe ou un groupe, c’est une grappe dont on a enlevé la rafle, et dont tous les grains rebondissent sur un beat lourd. Le jus des énergies coule, fait flaque, va bientôt tomber de la boîte. La violence est là, entre couples, la solitude crie en silence, tout s’effondre. La nuit remue. Et la boîte n’est même plus assez solide pour contenir ces rages qui la travaillent.

Ça finit là où, pour nous tous, ça devrait commencer. Avec les mêmes corps têtus, cette fois-ci out-of-the-box, comme échappés de la carrière auxquels on les destinait. Ils dansent à nouveau ensemble, en symbiose et synchrones. Comme un seul homme ? précisément pas : comme la multitude qu’ils sont et restent, sauf qu’elle a trouvé, désormais, la matière partagée d’une résonance. Et la splendeur d’un ajustement rythmique qui pour elle et pour nous fait sens.

Ballet ou troupe, une chorégraphie trahit toujours une vision politique, nolens volens. Parce qu’elle porte sur l’agencement des corps dans l’espace et dans le temps, dont Michel Foucault a si bien montré qu’elle relève par construction des régimes disciplinaires. Longtemps le ballet a été soumission des troupes à une tête pensante. À son unité de vision. Il était le temps et le lieu où les corps sont pliés. Les talents ? Ils ont été toujours été là — mais ils étaient coulés, refroidis puis meulés dans l’usinage commun. Le collectif ? Une horlogerie : gestes crantés et rouages emboîtés. Ça tourne !

(LA)HORDE, dès son nom de baptême, a posé un horizon. Sa perspective autant que ses points de fuite. Elle dit que le collectif est quelque chose de trop précieux et de trop puissant pour être conformaté.  Il est force, mais force moins par son obéissance et sa plasticité aux ordres, lesquels peuvent rester nécessaires pour éviter toute nonchalance, que force par sa capacité à ne jamais vraiment lisser le diamant brut des personnalités qui la composent. Dans la troupe internationale du ballet, les joaillaux viennent de partout. Il y a des rubis et des saphirs, des lapis-lazuli veinés, des grenats mats et du jaspe, de l’ambre et du granit. Des corps ronds et voluptueux, des tumulus de chair neigeuse, des rages, des bombes volcaniques dont on s’attend, lorsqu’elles bondissent et retombent, à voir la lave intime jaillir de sa gangue.

Cette troupe est une horde, oui. A wild bunch mais qui subtilement s’écoute et s’articule, se complète et réciproquement s’accueille. Simul & singulis ? Être ensemble et être soi ? Oui, bien sûr, quoique plus finement encore : être avec. Faire avec. Pour avancer, pour contrer ensemble les vents d’une vie, pour que les puissances propres à chacun trouvent dans les autres un point d’appui et un contrepoint, une forme de réverbération qui les amplifie, de vibration hors de la boîte de nuit dont elles sortent toutes. Et ça se fait à deux, à quatre, à vingt, selon les moments et les défis. Ça se fait sans discours, sans baratin, à même les troncs et leurs flexions, les foules formées et leurs déboulés, dans la virtuosité des quatuors et les duos qui dévissent. Ça se fait là où l’on lance, étire, pivote et rattrape ces singes à peau blanche qui sont déjà au-delà des sapiens. Ça se fait sans renier et sans soumettre quiconque, en position d’accueil des échos plus que d’écoute des égo. Et dans le jeu fécond des interdépendances recherchées plutôt que dans le je sec des indépendances revendiquées.

Les corps sont jeunes, frais, explosifs — pleins d’arêtes et de pointes ébréchées, giclant de fougue et de morgue, de f*cks rentrés et de doigts levés dans ta face. C’est une horde qui danse et qui pense avec ses poings et ses pieds. Et qui vient te défier, OK boomer, dans un haka hacké, où ce qui rougit est moins la peau des poitrines frappée à nu, sans pitié, que la subite prise de conscience, dans ton âme de voyeur, que ce qu’on leur a laissé, en vrai, nous les plus-vieux, à cette génération qui pousse, c’est ça : un monde salopé qu’il leur va falloir réparer. Des démocratures qui, à l’image de la Macronerie ambiante, ne laissent rien d’autre aux corps que l’exigence d’aller chercher des pavés invisibles pour repousser l’horreur technolibérale — en rétrolancer les lacrymots et les grenades de désencerclement. Rien d’autre que l’action directe d’avancer par vagues et de refluer ressac, pour se confronter à la violence d’une dissociété qui nous écarte et qui recompartimente, technocon après technococon, tout ce qui faisait encore lien : l’éducation, l’action sociale, la santé, le chômage, les retraites. Oh les vilains mots dans un livret…

Sous l’apparente douceur de son titre, Room with a view est une descente brutale dans l’époque. Un piqué bec en avant sur le lac glacé du capitalisme tardif.  Nous voilà à la fois au volant et à la place du mort de la voiture-ballet d’un monde qui se délite : le moteur surchauffe, l’essence va bientôt manquer et la durite s’apprête à péter. On y a pourtant encore assez « de chaos en soi pour mettre au monde une étoile qui danse », sortir de la bagnole et respirer cet air d’été en plein hiver, hormis que chaque pas, chaque saut qu’on fait sur ce lac en débâcle en fissure un peu plus la surface…

Vous ne comprenez rien à la métaphore ? Vous croyez être venu voir un spectacle ? Vous détendre ? Vous défendre ? Recharger vos batteries ? Ne cherchez pas la prise dans l’accoudoir du fauteuil, vous êtes branchés en triphasé sur le voltage de la scène. La danse est un transformateur d’énergie, c’est sa vocation et c’est sa noblesse. Elle vous prend là où vous êtes — assise, avachi, attentive, couché, morveux, mouchant — et elle vous relève, elle désarque votre colonne, elle sèche vos larmes de kangourou. Elle électrise vos tympans et vos muscles et elle vous embringue au cœur de la horde, là où les corps épars font des nœuds, font des nous.

L’époque est une attaque générale sur les liens ? Oui, disons-le comme ça. Sur les liens à soi, en proie aux pires schizes ; sur les liens à nos proches, nos amis, nos amours ; sur nos rapports aux étrangers, aux migrants, aux lointains ? Attaque encore et plus férocement sur nos liens au vivant, fut-il animal ou végétal, qu’on domestique, torture, extorque, pille, déracine, tue ?

Et vous regardez ça, angoissés, de votre chambre, impuissants, de votre tour, de votre bus, de votre  bureau ? Tous égo dans la même merde ? RWAW vous sort de la boîte. Elle chorégraphie en deux heures cette évidence : que la crise du vivant est d’abord une crise de la sensibilité. Une crise des corps dévitalisés, coupés d’eux-mêmes, coupés des autres, coupés du sol et des sèves. Ce sont ces corps qu’elle nous ramène, à fleur de paume, presque à toucher, à vouloir les enlacer, les saisir, dans un spectacle qui est moins optique et sonore, qu’haptique et sonar. Rone y officie d’ailleurs en sous-marinier, dans son fuselage de marbre, en shaman fluide plus qu’en maître de cérémonie. Il est celui qui fait de la musique une eau qui s’infiltre et nourrit nos sangs, un gulf stream circulaire et enroulé où les danseurs boivent pour en puiser l’énergie, puis qu’ils pissent, recrachent et suent, métabolisée, comme si la musique était une respiration liquide par cent mètres de fond, un art moins pour nos ouïes que pour les branchies d’un monde déjà en apnée.

Si l’on oublie aussi bien la musique, au meilleur sens du terme, c’est parce que c’est la danse, ici, qui l’a créée. C’est l’écoute par Rone des corps en danse qui est la source de ses mélodies souterraines et qui façonne la texture de ses nappes. Ce qu’on entend tout au long du ballet, c’est précisément et d’abord cette écoute, son écoute, d’où cette sensation de grâce fusionnelle entre la mise en scène et la mise en sons.

Parfois, je l’imagine en couturier et même en Parque — la seconde : Lachésis. Il est celui qui déroule le fil et le met sur le fuseau quand les autres le fabriquent ou le coupent. Il est au milieu, l’entremetteur modeste, le go-between des constellassons, par qui la musique relie les étoiles d’un trait souple.

De ce spectacle, je ne sais comment vous ressortirez. Secoués, brisés, émus, en morceaux ? Recollés au contraire, redressés, péchus, renoués ? Peu importe puisque vous en ressortirez vivant — au sens le plus massif et fulgurant du mot. Mieux tissé sans aucun doute, mieux tramé dans cette étoffe dont sont filés nos corps d’humains et que la horde déchire et recoud tour à tour pour mieux nous en faire sentir la solidarité déroutante des liens.

Room with a view aurait pu n’être qu’une fenêtre intelligente sur l’époque, ce qui aurait déjà été fort. Mais c’est beaucoup plus que ça : c’est une porte. Une porte ouverte entre nos deux épaules. Qui fait appel d’air dès qu’on avance. Une porte d’os et de peau qui s’entrebaille, claque brutalement dans notre dos, se verrouille soudain et se rouvre en douce, au détour d’une caresse. Une porte qui pousse, en soi ; et qu’on pousse, vers les autres. Des portes vagabondes à dégonder, à dévergonder, l’une après l’autre, en enfilade.

Des portes qui ouvrent finalement vers un savoir-être ensemble. Et un chacun pour tous.

Alain Damasio, 11 février 2020 (texte paru dans le programme de salle)

 

 

 

"Vous ne comprenez rien à la métaphore ? Vous croyez être venu voir un spectacle ? Vous détendre ? Vous défendre ? Recharger vos batteries ? Ne cherchez pas la prise dans l’accoudoir du fauteuil, vous êtes branchés en triphasé sur le voltage de la scène."

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