20 Sept. 2022

Article

Shonen

Éric Minh Cuong Castaing

L'interview

À la tête de la compagnie Shonen depuis 2007, le chorégraphe Éric Minh Cuong Castaing, basé à Marseille, trace une voie singulière entre danse et nouvelles technologies (robots humanoïdes, drones). Il aime partager le plateau avec des professionnels, des amateurs, des enfants, des interprètes empêchés pour mieux nourrir son geste et questionner la technique. Avec une quinzaine de créations à son actif dont des installations, des performances et des films, celui qui a engrangé des apprentissages variés à l’école de l’image des Gobelins, à Paris, tout en plongeant dans la danse hip hop, contemporaine et le butoh, invite chacun à affûter son regard sur la création chorégraphique à travers des mouvements et des corps différents. Pour faire surgir un art inclusif et généreux.

Dans quel contexte avez-vous commencé à mettre en scène des corps différents, handicapés ?

Je ne dirais pas qu’ils sont différents. Ils sont « dits différents » car hors norme : la société s’organise en marginalisant leurs spécificités. Ma première expérience date de 2016. Le Festival de Marseille m’a proposé de donner des ateliers à l’institut d’éducation motrice Saint-Thys avec des enfants atteints de troubles moteurs. Lors de ma première visite, j’ai constaté que ces corps avaient peu de contact avec ceux des autres. Le soir même, je me suis posé des questions : comment nos grilles de lecture du corps nous enferment-elles dans une vision des autres ? qu’est-ce-que la beauté ? J’ai commencé à élaborer ce qui est devenu en 2018 la performance L’Âge d’or, avec des jeunes de 7 à 14 ans. L’enjeu était de faire des portraits de nos spécificités mêlées. Nous avons travaillé sur l’écoute, les micro-mouvements et des relations chorégraphiques sont apparues. En tant que danseur et chorégraphe, travailler à la fois avec des danseu·r·se·s professionnel·le·s dits virtuoses et des amateurs·trices en situation de handicap est très stimulant.

Cela ouvre un espace plus vaste. Quelles sont les particularités et enjeux de _p/\rc___ ?

Le spectacle se compose autour de la motricité atypique d’une dizaine d’enfants, non marchants pour la plupart, âgés de 4 à 13 ans. Ils viennent de quatre instituts d’éducation motrice (IEM). La pièce inclut leurs soignant·e·s et leurs parents qui nous aident à créer avec eux. Il y aura aussi des robots de téléprésence conduits par des adolescent·e·s neuro-atypiques, interprètes qui ne peuvent être physiquement sur scène. Il y aura des rampes, des objets pensés pour la mobilité des corps et des robots. Le public sera présent sur le plateau et invité à déambuler. L’un des enjeux de la pièce est de déqualifier le mouvement, de faire en sorte qu’il n’apparaisse plus à priori comme handicapé, profane ou virtuose afin de créer une fluidité entre les corps et les statuts de chacun.e. De voir s’il est possible aussi par exemple qu’on ne sache pas ou que l’on oublie qui est danseu·r·se, qui est spectat·eur·rice, qui est soignant·e, qui est parent…

Quel terrain commun avez-vous défriché pour rassembler dans le même espace des jeunes, des danseur·se·s professionnel·le·s et des robots de téléprésence ?

Je travaille sur la relation entre les corps. La recherche du contact physique entre les interprètes et les enfants empêché.e.s entraîne des situations concrètes dans lesquelles les uns peuvent devenir prothèses des seconds tout en étant en retour questionné, influencé, déplacé : c’est un cycle permanent de réactualisation. À partir de là, nous imaginons des jeux et des portés comme par exemple devenir un toboggan vivant. Augmenter le geste d’un enfant, c’est créer une relation complexe avec lui : rester à l’écoute du mouvement quel qu’il soit, sans tomber en servitude. Avec les robots, c’est différent : on doit adapter l’environnement aux possibilités des robots pour que l’adolescent conducteur puisse faire plus de choses, avoir plus de choix. Le robot peut aider mais conditionne également. Nous cherchons à ouvrir des espaces de « jeux » collectifs en dégageant dans le même temps une réflexion critique sur la différence entre « téléprésence » et « présence ». On en parle d’ailleurs avec les conducteurs eux-mêmes qui sont plus âgés.

Quel est le rôle et le statut des robots de téléprésence ?

Il y a une dizaine de robots de téléprésence motorisés qui roulent dans l’espace. Ils déplacent les objets et les corps, partenaires de jeu des danseur·se·s et des enfants qui sont sur scène. Ils sont pilotés, par des adolescent·e·s qui, pour des raisons de santé ou d’éloignement géographique, ne sont pas sur le plateau. L’un deux notamment, videogamer et droniste, pilote depuis son lit d’hôpital à Garches. Il ne peut bouger que les doigts : le robot de téléprésence est donc une extension, un avatar nécessaire pour qu’il soit sur scène. Les robots amènent une modalité différente de présence : le distanciel. Nous explorons avec les ados qui les conduisent une présence scénique potentielle.

Quelles sont les découvertes que vous avez pu faire sur les besoins et les désirs des jeunes participants en collaborant avec eux ?

J’ai découvert qu’ils avaient besoin d’être touchés. Je tente donc de créer un espace de relations dansées qui évoluent au fil du processus mais aussi de la performance. J’ai pu constater des enfants qu’ils trouvaient du plaisir et même de l’excitation à participer à ce spectacle. Mais certains ont des corps lourdement empêchés : à un instant T, la relation et la danse peut alors se faire ou pas. L’enjeu est d’ouvrir l’espace scénique à cette possibilité et de valoriser cette fragilité. Notre travail est de rendre cela lisible.

Y-a-t-il une forme de revendication d’une virtuosité différente dans cette recherche ?

Oui, je défends l’idée que la fragilité fait apparaître une autre forme de virtuosité, que la relation – surtout quand elle peut à priori paraître impossible – est une virtuosité en elle-même. Les enfants avec lesquels nous travaillons semblent insoumis à la représentation. Même lorsqu’ils jouent et performent, leurs corps s’échappent. À charge alors au groupe de composer avec cela, d’accueillir le mouvement incontrôlé. L’atypisme devient une richesse et une originalité qui nous invitent à nous soustraire à une forme de contrôle et à créer à partir de là.

Quelles sont les précautions à prendre pour mettre en scène ces jeunes différents afin qu’ils ne deviennent pas des objets que l’on manipule devant un spectateur-voyeur ?

On ne fait pas monter sur scène tous les enfants avec lesquels on travaille en ateliers. Il faut que quelque chose se révèle entre les corps. Il s’agit aussi de comprendre – et cela nécessite du temps- si les enfants sont nourris par leurs propres enjeux dont celui du plaisir. Ils ont conscience d’être regardés, sans néanmoins élaborer nos théories liées à la question de la représentation. Mais quand on est touché par leurs danses, quand on les applaudit, la joie est visible et prend sens dans le contexte précis de la représentation. Nous devons plier les processus et la notion de spectacle à leurs spécificités en rendant visible leur consentement même lorsqu’ils ne peuvent pas parler. Attendre l’impulsion des enfants, lire le langage verbal, observer comment les soignant.e.s et les parents interviennent car ils savent interpréter les enfants autrement. Il faut aussi apprendre à voir et entendre que certains cris ne sont pas l’expression d’un déplaisir. C’est très complexe mais ce qui me porte ce sont les corps qui s’approprient de plus en plus l’espace, les cris de joie sans filtre, la jouissance du mouvement et la façon dont au fil du temps les enfants formulent leurs danses et leurs corps de façon inédite, même pour eux, augmentés par les danseu·r·se·s, et jouant à l’intérieur de ça.

Propos recueillis par Rosita Boisseau

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