13 Janv. 2025
La note bleue !
Le Jazz s'est choisi une couleur
Annie Mollard-Desfour nous raconte l'origine du bleu et de son lien avec la musique
Au fil des textes, des « mots bleus »[1], le bleu contemporain, dans un mouvement de balancier, entre bleu clair et bleu foncé, déploie ses jeux d’associations symboliques… et se révèle tout à tour, douceur de vivre, joie, bonheur, sérénité, espoir, optimisme (parfois illusoire), recoupant la symbolique du rose : c’est le bleu paradis de l’enfance chanté par Trénet, dans L’École buissonnière (1933) : « Bleue, bleue, notre enfance / Fut un paradis / On s’en aperçoit bien trop tard aujourd’hui / On vivait sans souci, sans la moindre méfiance […] » ; le bleu est le domaine de l’immatériel, de l’imaginaire, de l’absolu, et de l’idéal. C’est le « pays bleu », pays merveilleux, pays des songes, le « bleu rêve » ou « bleu rêveur ». l’« oiseau bleu », idéal inaccessible, « la (petite) fleur bleue », le « bleu poème »… Mais « ne croyez pas que tout ce bleu soit sans douleur »… !, écrit Jean-Michel Maulpoix, dans Une histoire de bleu[2]. « Bleu » est, en effet, la couleur des bleus au corps et au cœur, de la tristesse, du cafard, de la mélancolie, du spleen… Ce sont les « bleus à l’âme », et la couleur profonde du blues, cette forme musicale d’origine populaire noire-américaine, directement à l’origine de la musique de jazz, traduisant un état d’âme mélancolique, couleur de douleur et de révolte des esclaves noirs enchaînés dans les plantations de coton, tout comme l’étaient les esclaves noirs dans les indigoteries des Antilles… « Musique bleue », blues, blue note ou « note bleue », cette note particulière caractéristique du blues. Ce blues qui, dans le contexte musical, a donné naissance aux dérivés bluesman/blues-man, blueswoman, bluesy… et qui a aussi donné son nom (vers 1970), au cafard, à la mélancolie et à un dérivé : blueser, synonyme de l’ancien « avoir les bleus, souffrir les diables bleus, voir des papillons noirs » : être triste, mélancolique[3]. Bleu douleur aux tonalités sourdes du blues (abréviation de l’américain blue devils, « démons bleus », « idées noires », « cafard », ou de to be blue, « broyer du noir »), Le blues, ou « musique bleue », est souvent utilisé pour évoquer des styles musicaux qui utilisent des éléments mélodiques, historiques, sociologiques, thématiques et émotionnels et dont la date de naissance officielle correspond à l’enregistrement par Mamie Smith, à New York, pour Okeh, le 14 février 1920, d’un disque intitulé Crazy Blues, généralement « considéré comme le premier disque de blues, le premier enregistrement avec le mot « blues » dans le titre interprété par un artiste noir[4] ». Le blues c’est « une sensibilité, une émotion expressive (feeling) qui passent dans le jeu, dans le chant et sans lesquelles il ne se passe rien. Il est l’impalpable densité qui donne corps à la musique et transcende les styles et les races[5]. » La note bleue est bleue par référence au bleu de la douleur et de l’émotion transmise !
« Bleu […]. Ce n’est pas une couleur, c’est un sentiment. »
Tahar Ben Jelloun, Bleu, poème inédit, 2004.
En 1841, dans Impressions et souvenirs, George Sand évoque la « note bleue » de Frédéric Chopin, cette « note bleue » qui, la nuit, lorsque Chopin jouait devant son cercle d’amis, résonnait et transportait dans « l’azur de la nuit transparente[6] ». George Sand précise, à propos de cette note particulière : « Chopin a vraiment inventé le piano. Le chant d’un toucher, le timbre d’une main, la note bleue sont une découverte incessante de l’instrument, chaque doigt, chaque dent du clavier, chaque hésitation ayant sa résonance particulière. […] Chopin […] reprend, sans avoir l’air de recommencer, tant son dessin est vague et comme incertain. Nos yeux se remplissent peu à peu des teintes douces qui correspondent aux suaves modulations saisies par le sens auditif. Et puis la note bleue résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente. Des nuages légers prennent toutes les formes de la fantaisie. Ils remplissent le ciel ; ils viennent se presser autour de la lune qui leur jette de grands disques d’opale et réveille la couleur endormie. Nous rêvons à la nuit d’été ; nous attendons le rossignol. Un chant sublime s’élève[7]. » Dans une émission de France Musique consacrée à la « note bleue » de Chopin, Pierre Charvet en donne sa définition : « Mais la note bleue de Chopin c’est […] avant tout affaire de temps. […] Puisque l’art c’est de la magie, il y a un truc, un subterfuge donc, qui va nous permettre d’arrêter, ou en tout cas de suspendre momentanément le temps. Enfin, de nous en donner l’impression. Ce subterfuge, c’est ce qu’on appelle le “tempo rubato”, littéralement le temps volé ou dérobé. […] Le tempo rubato, c’est accélérer certaines notes, en ralentir d’autres. En fait, on vole du temps, mais on en rend aussi un petit peu. Et c’est ce qui donne cette magie, cette impression de temps suspendu, c’est plutôt cela la note bleue que l’on rencontre dans la musique de Chopin. […] rien de mélancolique là-dedans, nous sommes presque dans la métaphysique. En tout cas, nous sommes très loin des clichés sur les romantiques, celle d’une musique dépressive que Chopin jouait pour ses amis dans l’obscurité. Et si Chopin jouait dans la nuit ou l’obscurité pour ses amis, il n’y a aucune fascination morbide pourtant dans sa musique, c’est simplement parce que l’obscurité permet une écoute plus concentrée et débarrassée de la vision, la perception musicale devenant ainsi plus lumineuse. Et d’ailleurs, si je reprends les mots de George Sand, c’est de cela dont il s’agit : “la note bleue résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente”. La nuit transparente, presque un oxymore, mais qui situe résolument à mon sens notre note bleue, non pas dans la douleur dépressive, mais bel et bien dans la lumière du temps suspendu[8]. » « Chopin recherchait sans cesse la “note bleue”». – La “note bleue” ? – Oui, la note qui fait vibrer les profondeurs… Un jour, il mit le châle de Delfina sur les touches et lui promit de la peindre au plus profond d’elle-même par les notes[9]. » De même, Delacroix mettait en parallèle musique et peinture. La « note bleue » de Georges Sand concerne la couleur d’un ciel, une nuit d’été, au clair de lune, et traduit ce moment privilégié de l’inspiration, instant ineffable et intraduisible. Si le terme « blues » ne provient pas directement de la notion de « note bleue » liée à Chopin, une part des œuvres sont parfois considérées comme préfigurant certains aspects émotionnels que l’on trouve dans le blues.
Dans la chanson La Note bleue, en hommage à Claude Nougaro, Yves Duteil évoque sa « note bleue », en lui donnant des sens particuliers, déclinant les diverses valeurs symboliques du bleu, du « bleu-noir », tristesse et mélancolie, au bleu-clair et bonheur du « vieux rose » de Toulouse, « la ville rose ». Et toujours l’émotion sous laquelle glissent les mots « qui parlent d’un seul trait » et « qui jonglent entre les mains de tes amis les musiciens qui trouvent enfin “l’accord divin”» […], l’accord divin comme un parfum. » Synesthésie entre la musique, les notes et les odeurs, les parfums… au fil des mots qui jazzent :
La note bleue
Tu l’as trouvée sans le savoir
Dans ton espoir
Parfois la note était bleu-noir
Parfois vieux rose
Comme ta ville
Et le bonheur de la revoir
Sous l’émotion,
Les mots qui parlent d’un seul trait
Comme un portrait,
Les mots qui jonglent entre les mains
De tes amis les musiciens
Qui trouvent enfin l’accord divin
Comme un parfum
Toulouse
Les mots qui jazzent, les mots qui blues
Entre Alcatraz et Moody Blues
Accord des mots qui jouent avec le corps
Des mots qui dansent avec la mort
La note bleue
Comme un mineur cherche une pierre
À l’eau plus claire
Le diamant bleu dans la rivière
Qui fera chanter toute la Terre
Sous les reflets de sa lumière
Dans son mystère
Une œuvre
Reste encore inachevée
Tant qu’on n’a pas à son chevet
Trouvé celle dont on a toujours rêvé
Tu n’as cessé de la chercher
Le mot juste, la note bleue
C’est ce que tu as fait de mieux
À la pointe de ton accent
Et du sommet de ton mont Blanc
Ta vie cousue d’un fil ténu qui n’a tenu
Que dans l’espoir
De trouver l’amour pur qui dure
Et dans la quête d’un secret
Le mot juste, l’accord parfait
Repose
Dans l’amour de ta Ville Rose
Où la relève éclose explose
Tu peux dormir en paix sans un regret
Ici, nul n’oubliera jamais…
Le mot juste, la note bleue
Ce que tu as fait de mieux
À la pointe de ton accent
Et du sommet de ton mont Blanc
Le mot juste, l’accord parfait
Se sont croisés dans tes couplets
Comme à l’horizon sur la mer
L’instant précis du rayon vert…
Étrange
Cette impression d’avoir un ange
Un frère de plume universel
Et de rechercher la même étincelle
De langue d’Oc en langue belle
La note bleue, le mot juste en accord parfait.
Yves Duteil, Art Mengo, La Note bleue (à Claude Nougaro)[10].
La blue note, cette note altérée, vacillante pour obtenir un son proche des pleurs, est un élément essentiel du blues, du jazz, du rock et de la soul où, comme un cri, elle ajoute une intensité et une dimension émotionnelle aux mélodies…
Tonight je sors de ma bulle
My heart somnambule
I sing dans le crépuscule
Des songes pour noctambules
Des blue notes qui s’aiment
Les trottoirs de Spanish Harlem
Blue Moon sur les bords de la Scène My baby don’t care
Si dans le Midnight sun on se perd
Tu verras on se retrouvera in Summertime […] »
Blue notes, Liane Foly, André Manoukian[11].
« Vous flottez autour de minuit, l’heure des bleus à l’âme, et au tournant de deux décennies, celles de votre adolescence, fifties-sixties. Vous avez la tête prise et les tripes tordues par l’ambiguïté de cette tierce à demi bémolisée qui hésite entre le majeur et le mineur, cette satanée “blue note” qui vous arrache une émotion sans égale. Vous swinguez sur les harmonies sauvages et les rythmiques savantes du be-bop […][12]. »
Des bleus à l’âme… au bleu de la joie, du bonheur qu’on espère… On voudrait voir la vie en bleu / voir tout en bleu, voir la vie en rose…
« On voudrait dire simplement le monde plus bleu. Croire encore à des petits coins chauds au creux de décembre. Espérer en ce peu de sucre qui reste toujours au fond de la tasse, quand le café est bu[13] ! »
Annie Mollard-Desfour
[1] Cf. Annie Mollard-Desfour, Le Bleu. Dictionnaire de la couleur. Mots et expressions d’aujourd’hui (xxe-xxi siècles), préf. Michel Pastoureau, Paris, Éditions du CNRS, 1998 (nouv. éd. augmentée d’un épilogue de Jean-Michel Maulpoix en 2013).
[2] Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de bleu, Paris, Mercure de France, 1992.
[3] De même, dans les pays anglo-saxons le bleu est très étroitement associé à la tristesse et à la mélancolie et to feel blue, littéralement « se sentir bleu », signifie « se sentir triste ».
[4] Tony Russell, The Blues : From Robert Johnson to Robert Cray, Dubaï, Carlton Books, 1997, p. 12.
[5] Philippe Carles, André Clergeat et Jean-Louis Comolli, Dictionnaire du jazz, Paris, Laffont, « Bouquins », 1988, p. 130.
[6] George Sand, Impressions et souvenirs, Paris, Michel-Lévy frères, 1873, p. 85-86.
[7] Ibidem.
[8] Pierre Charvet, Le mot du jour, « note bleue », France Musique, 6 septembre 2010.
[9] Jean-Christophe Parisot, Ce mystérieux Monsieur Chopin, roman, Paris, L’Harmattan, 2009.
[10] https://www.youtube.com/watch?v=O7sBUL31mWA [page consultée le 06/01/2025].
[11] https://www.youtube.com/watch?v=Uu3jAuPTndg [page consultée le 06/01/2025].
[12] Le Nouvel Observateur, 24 octobre 1986, p. 94, c. 1.
[13] Pierre Autin-Grenier, Les Radis bleus, Chaillé-sous-les-Ormeaux, le Dé bleu, 1990.
Annie Mollard-Desfour, linguiste