3 Oct. 2019
Le goût irrépressible de la liberté
Lisez la nouvelle de Sophie Flusin, lauréate du concours lancé à l'occasion des Justes
Avant l’été le Châtelet a lancé un concours de nouvelle autour de la citation « La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre », extraite du premier acte des Justes de Camus.
Voici la nouvelle lauréate.
LE GOÛT IRRÉPRESSIBLE DE LA LIBERTÉ
« Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belle morale ? »
(Voix de la speakerine) Vous êtes ?
(Voix de l’homme) Jean Keraudy.
(La speakerine) Ce n’est pas votre nom.
(L’homme) Non, mais je l’ai conservé pour des raisons sentimentales. C’était un nom de guerre.
(La speakerine) Un nom de guerre qui vous a servi dans la Résistance ?
(L’homme) Étant serrurier, j’avais une certaine main, une main habile à cambrioler les mairies, pour ravitailler.
(La speakerine) Alors vous les cambrioliez ?
(L’homme) Oui, je cambriolais les mairies… à chaque fois qu’on avait besoin de quoi que ce soit.
(La speakerine) C’est à la suite de ça que vous avez été arrêté. Et vous êtes resté en prison jusqu’en 1947 ? Comment se fait-il que vous n’ayez pas été libéré en 1945 ?
Ça t’étonne, mon gars ? Tu écoutes et tu te poses la même question : tiens, c’est vrai, pourquoi était-il encore en prison en 1947, celui-là ? Si c’était vraiment pour des faits de Résistance – te dis-tu – alors il aurait dû être relâché à la Libération… S’ils l’ont gardé, c’est bien qu’il avait fait quelque chose de répréhensible… Et pourtant, si, c’est bien pour des faits de résistance que j’ai été condamné. En 1943. Simplement, j’y suis resté un peu longtemps… pour des broutilles… une petite guerre à moi, que j’ai menée dans mon coin…
Je vois bien que, derrière ton sourire poliment contraint, tu me regardes du coin de l’œil… Alors, résistant ou cambrioleur ? héros ou brigand ? homme libre ou forçat ? C’est qu’il y en a eu des hommes et des femmes envoyés au bagne, alors qu’ils s’étaient juste battus pour la liberté… la leur mais aussi celle des autres… à toutes les époques, à commencer par les Communards.
Il y a un truc qui cloche, penses-tu… si ce type avait été Résistant, on l’aurait relâché en 1945, comme tout le monde. Note qu’à l’époque, c’était dur de savoir qui était qui, et qui avait fait quoi. On a libéré des gars qui méritaient la corde, et d’autres se sont retrouvés au mitard avant d’avoir eu le temps de s’expliquer. Et encore, je ne parle pas des hystéries collectives, des lynchages et des crânes rasés ! Tu penses qu’il ne fallait pas leur tomber sous la main ! Eux qu’on avait libérés… Non, je te parle de la Justice, de l’institution républicaine de la Justice. Celle qui m’a maintenu en détention, sciemment, légalement, avec… justice. Soit… un embrouillamini à la Libération peut se comprendre… dans le cafouillage… on se retrouve en tôle, confondu avec les méchants… Mais deux ans ? comment expliquer une erreur judiciaire de deux ans ? Alors-là, attends mon coco ! ce n’était pas une erreur judiciaire non plus… je ne dis pas cela, je les ai méritées ces années de détention… c’était de bonne guerre… c’était la règle du jeu.
J’étais serrurier-cambrioleur pendant la guerre. Mais attention ! pour la Résistance, pour les Maquisards. Pas pour ma pomme ! Bon, les premières affaires… des petites, tu me diras…c’était pour moi…y’a rien à dire… pour moi, et pour des proches… J’entrais par effraction dans une mairie – facile avec mon métier de serrurier – je prenais cartes de rationnement, papiers d’identité… les gens en avaient bougrement besoin autour de moi, qu’est-ce que tu veux… Ma première condamnation, c’était en 1941 pour un vol de tickets de pain… Première condamnation, première incarcération, première évasion… reprise… à chaque fois, on me pinçait, c’était reparti pour un tour… Un vrai manège sisyphéen. Six évasions… c’est ce qui m’a valu ma réputation de « roi de l’évasion ». Ils m’ont appelé comme ça…
(Voix de l’homme) Toujours à cause de ces qualités de serrurier, j’avais trouvé bon de m’évader sans cesse…
(Voix de la speakerine) Et chaque fois vous avez réussi ou parfois ça a raté ?
(Voix de l’homme) J’ai échoué quatre autres fois, ce qui fait dix tentatives en tout, avec six réussites.
En 1943, je ravitaillais les Maquisards de Châteauroux. Il leur fallait des papiers d’identité, des cartes de travail… J’allais leur chercher à la mairie… avec un petit prélèvement pour moi, une commission… en temps de guerre, il faut vivre, enfin survivre…. Arrêté à Châteauroux, je m’évade et je dévalise le ravitaillement de Saint-Brieuc… ils me rattrapent. J’en prends pour neuf ans pour « vols et infractions aux règlements du ravitaillement ». Voilà… pour résumer : évasions, cavalcades, reprises, retours au mitard, ad libitum… N’est pas Jean Valjean qui veut. À la Libération, j’étais au trou. Ce n’était pas la Libération pour tout le monde ! J’ai eu droit à un non-lieu pour les cambriolages effectués au profit de la Résistance, mais je restais condamné à cinq ans pour mes évasions un peu trop voyantes… Ce n’était qu’un début.
« La liberté dangereuse, dure à vivre, autant qu’exaltante »
(Voix de l’homme) La joie la plus intense que j’aie connue, c’est quand, après avoir escaladé un mur de 9 m, je me trouvais à l’extérieur : je me trouvais inondé d’une grande joie, avec beaucoup d’orgueil, c’est certain. Je me disais : je les ai eus quand même.
Chaque fois repris, chaque fois évadé… Oui, mais je ne m’attaquais qu’aux portes, aux barreaux, aux murs… pas aux gardiens ! J’avais d’excellents rapports avec l’administration pénitentiaire… Nous avons mené une bonne petite guerre. Leur devoir, c’était de me rattraper, moi, qu’est-ce que tu veux, j’aspirais à la liberté. Si tu savais… le plaisir d’une évasion, la jouissance d’une libération ! L’inventeur de l’escape game, en somme, c’est moi. Enfin, je fais partie de ses précurseurs. Cela n’existait pas à mon époque, mais ces nouveautés-là, c’est les gars comme moi qui les inventent : les tolards de l’invention, les bagnards de l’imagination, les artistes de la pénitentiaire, les enchaînés à la liberté… c’est pas toi, nigaud, abêti par ta société de loisirs, qui aurait imaginé la pointe du début de surgissement d’une idée libre…
Tiens, par exemple, le type qui passait ses nuits à imprimer de faux papiers d’identité… comment s’appelle-t-il ? Il disait qu’il n’arrivait pas à se coucher car chaque pièce d’identité pouvait sauver une vie… comment tu peux aller te coucher quand tu sais ça ? Toutes les nuits, il se disait : encore une, encore une… un vrai bagnard, celui-là : tant qu’il y avait une vie à sauver, il continuait… Sa liberté à lui n’était pas de tout repos – ça n’était pas une sinécure comme ta liberté à toi, ta liberté oisive, passive, ta liberté des loisirs, de la mollesse et de la consommation… Tu donnes des leçons, tu t’énerves sur les réseaux sociaux, tu signes des pétitions en ligne… tu prends parti pour ci, tu milites pour ça…. Tu t’insurges contre la pauvreté, contre l’injustice… le cul calé dans un fauteuil… en buvant un soda qui prive d’eau toute une partie de la population amérindienne, avec une paille plastique qui se retrouvera dans la narine d’une tortue au large du Costa Rica, ou bien en sirotant le café d’une enseigne qui exploite ses employés, ne paie pas d’impôts en France et te vend un café dégueulasse par-dessus le marché. Tu veux savoir ce que j’en pense de ta liberté ? liberté des moutons, oui ! liberté de cons !
Alors, ça serait moi le bagnard ? Corniaud, va ! Et tu prends un sourire pincé de jeune type bien élevé qui ne sait pas s’il doit me féliciter pour mes faits de résistance, ou me blâmer pour mes désobéissances.
« Le service de la vérité et de la liberté »
J’étais donc encore à La Santé en 1947… 1947, dernière tentative… évasion spectaculaire, qu’ils l’ont appelée : plusieurs semaines à creuser des tunnels de notre cellule vers les égouts de Paris, avec quatre autres détenus. Quelques années plus tard, l’un d’eux, José Giovanni, a même retracé notre évasion dans un roman, Le Trou. Il m’a pris comme modèle pour son personnage principal. Je suis devenu héros de roman ! Et quand Jacques Becker en a fait un film, je suis devenu comédien ! Il m’a demandé de jouer mon rôle : c’est moi le chef de l’évasion dans son film, c’est moi qui parle au début, pour introduire l’histoire. C’est dur, le métier de comédien. Parfois, c’était si dur, que j’aurais encore préféré retourner en prison.
(Voix de l’homme) La réalité est beaucoup plus facile que la comédie. Dans l’isolement, j’ai vécu de belles heures, avec moi-même et avec des vérités qu’on n’envisage pas ici.
Il est faux de penser qu’en prison, il n’y a pas de décision à prendre… Mais voilà… la dernière tentative… ils nous attendaient à la sortie des égouts… une délation. C’est comme ça que je suis sorti libre de la Centrale de Melun… en 1956… après douze ans de pénitentiaire. Légalement ! J’étais content bien sûr, et déçu quand même… Le soufflet final de la pénitentiaire… Légalement… ça m’a fait drôle … y’a pas de justice.
Sophie Flusin
Note :
Les dialogues en italique sont des retranscriptions d’une bande-annonce du film Le Trou de Jacques Becker.
Les citations entre guillemets sont de Camus (Discours de Stockholm).