6 Janv. 2025
Les castrats sont-ils queer ?
Les castrats. Panique morale au cœur des Lumières
Nahema Hanafi, historienne et spécialiste des castrats, interroge la fluidité des genres au théâtre et dans la société.
Les premiers castrats italiens font leur apparition à la Chapelle pontificale à la fin du XVIe siècle : on leur confie les partitions de sopranos auparavant allouées aux jeunes garçons, car il est alors interdit aux femmes de chanter dans les églises. Leur voix à la fois puissante et cristalline constitue un instrument de reconquête religieuse de la Contre-Réforme. Dévoués au divin, symboles d’un chaste célibat, les castrats sont rapprochés des anges et clairement valorisés par l’église catholique et les fidèles de la péninsule. Quoiqu’ils gardent un lien fort avec la musique sacrée, le développement de l’opéra au cours du XVIIe siècle leur permet d’investir les scènes profanes, poussés en cela par les mécènes mélomanes.
À cette époque, les castrats chantent aussi bien des rôles féminins que masculins : il n’y a alors aucune dissonance à interpréter des rôles de guerrier, d’empereur ou de héros viril avec une voix de soprano : les jeux de travestissements ou de performances de genre ne sont en rien limités à l’opéra dans l’Europe moderne. Les castrats deviennent ainsi des chanteurs emblématiques de la musique baroque italienne, et à Naples, où de nombreux jeunes gens sont formés dans les quatre conservatoires de la ville, on s’exclame souvent « E viva el coltellino ! » (Et vive le petit couteau !) en les entendant chanter. Une manière de rendre grâce à l’opération – une orchidectomie – réalisée avant la puberté. Cette forme de technologie de la voix permet aux chanteurs de développer, en complément d’une formation exigeante, cette tessiture si particulière.
Grâce à la diffusion de l’opéra italien, mais aussi aux voyages d’Européen·ne·s en Italie, alors lieu de visite obligé des élites socioculturelles, le chant des castrats sort de la péninsule. En Angleterre, en Allemagne, en France, et jusqu’en Russie, la curiosité pour leur art vocal grandit. Si certains deviennent de véritables stars, comme Senesino en Angleterre, ou Farinelli, qui entre au service du roi d’Espagne, l’accueil fait aux castrats en Europe est loin d’être unanime et se fait même de plus en plus critique. De la curiosité à l’hilarité, de l’interrogation au rejet, il n’y a souvent qu’un pas. En France, à mesure qu’on avance dans le xviiie siècle, les discours médicaux, philosophiques, juridiques et artistiques à leur propos se multiplient et convergent pour faire des castrats une figure repoussoir des Lumières. Ils ne sont pourtant qu’une vingtaine tout au plus à s’y être installés durablement entre la fin du XVIIe siècle et la Révolution, et la plupart ne chantent qu’au sein de la Chapelle royale à Versailles. Il y a bien sûr une concurrence culturelle dont témoignent les querelles des musiques italienne et française, mais il se joue quelque chose d’autre…
En dehors de la péninsule, les castrats instillent un trouble dans le genre qui ne cesse de préoccuper, générant une forme de panique morale. Alors qu’ils incarnent en Italie des modèles masculins valorisés au service du divin, on fustige en France la dégénérescence et l’amoindrissement de ces chanteurs castrés. Les savants font de ces êtres, privés de testicules, dont le pouvoir irradiant et échauffant est à l’époque considéré comme la fabrique du mâle, des indéterminés et impubères, comme bloqués dans la froideur et l’humidité des corps enfantin et féminin. De là vient l’idée qu’ils subiraient à la fois un efféminement physique et moral : on les pense lâches, vils, émotifs et passionnés de futilités, incapables de remplir les fonctions sociales dévolues aux hommes. Leur corps fait aussi l’objet de descriptions, ou plutôt de projections : on décrit des corps difformes, des embonpoints au niveau de la poitrine et des hanches, une absence de barbe ou de poils, et une voix… de crécelle. Sans compter les peurs suscitées par leur sexualité : certains en font des éphèbes à même de démoraliser les plus honnêtes hommes, la plupart de dangereux amants convoités pour leur stérilité. Les castrats, tel un surgissement de l’eunuchisme oriental, sont ainsi opposés aux normes de la masculinité hégémonique « à la française », de cet homme viril des Lumières dont le respect de l’intégrité physique garantit les vertus morales, mais aussi la reproduction, à une époque où la stérilité est vue comme un fléau, car on redoute (à tort) une dépopulation.
Castration et fluidité de genre : les récits de Filippo Balatri
Lors de leurs déplacements en dehors de la péninsule, les castrats italiens se trouvent donc confrontés à des normes de genre qui les stigmatisent et les font sortir du champ de la masculinité. Le juriste Charles Ancillon, auteur d’un célèbre Traité des eunuques (1707) dans lequel il s’oppose au mariage des châtrés (interdit par les lois civiles et religieuses), soutient qu’ils ne peuvent être mis « ni au rang des hommes, ni au rang des femmes » et sont « une troisième sorte d’hommes ». Pierre Nougaret, dans Les Mille et Une Folies (1771), moque la passion d’une femme du monde pour un « virtuose contraint d’être au genre neutre » fraîchement arrivé à Paris. Il ne fait aucun doute que pour la majeure partie des castrats, socialisés en tant qu’hommes depuis leur enfance, ces assertions sont blessantes. Certains ont cependant pris le parti de jouer, en dehors des espaces scéniques, de ce trouble dans le genre.
La fluidité de genre des castrats, surtout présente dans les discours normatifs, constitue le fil rouge des écrits autobiographiques de Filippo Balatri (1676-1756). Né à Pise, il chante à Florence pour Cosimo III de Médicis qui l’offre à Pierre le Grand en 1691. Le castrat rejoint donc pour dix années la cour de Russie, avant d’être envoyé en cadeau en Mongolie au Khan des Kalmouks, Ayuki Khan. À partir de 1701, Filippo Balatri entame une carrière européenne et chante à Vienne, à Londres, en France aussi, où il ne rencontre pas le succès, puis est attaché à la cour de Bavière. Ayant passé le plus long de son existence en dehors de la péninsule, il témoigne à plusieurs reprises dans ses écrits des traitements subis.
Dans son testament burlesque, il se désole que, en Bavière, aucun Allemand n’a jamais voulu l’appeler par son patronyme, transformant son prénom « Filippo » en nom de famille :
Che han corrotto il nome del battesimo e me n’han fatto il casto, et essendo io veramente neutro, hanno reso ermaf…il mio nome col scrivere tanto sui biglietti che in capo alle liste dei conti e ricevute fattemi : Signora, o al più Sinora Filippi, innestando cosi il nome con il da loro creduto cognome. In corte vi sono alcuni che mi chiamano per il mio casato, ma nella città m’hanno voluto Filippi, e per tale sono sempre passato.
Ils ont altéré mon nom de baptême et m’en ont fait un nom de famille, et comme je suis effectivement neutre, ils l’ont rendu herma… à force d’écrire sur tous les billets et en-tête des listes de comptes et quittances : Signora, voire Sinora Filippi, hybridant ainsi prénom et patronyme présumé. À la cour, certains m’appellent par mon nom de famille, mais, en ville, on m’a assigné Filippi, et comme tel, j’ai toujours été connu.
Le castrat révèle ici toute la complexité des dénominations, au risque d’être mégenré, dirait-on de nos jours. L’indistinction prime en pays étranger et renvoie à la figure de l’hermaphrodite. L’androgynie supposée des castrats mène souvent les commentateurs à les comparer à d’autres figures de la fluidité de genre et en particulier les hermaphrodites (aujourd’hui personnes intersexes) qui troublent également la binarité des sexes, mais renvoient cependant à un processus « naturel » d’altérité biologique. Voltaire présente ainsi l’hermaphrodisme comme un « prodige de la nature », là où le castrat est un « monstre fait à la main, produit d’un crime révoltant ».
C’est toutefois dans Frutti del mondo (1735), un récit autobiographique en quatrains, que Filippo Balatri précise, par de subtiles allusions, ses propres questionnements sur son identité de genre. Il revient notamment sur sa présentation devant Ayouki Khan, qui, enthousiasmé par sa voix, souhaite le garder auprès de lui et de son épouse, présageant du plaisir qu’elle aurait à entendre chanter « un tal uom… (no un’ominessa) » : « un tel hom… (non, une homminette) ». Par le néologisme « ominessa », c’est-à-dire un homme au féminin, et la parenthèse insérée dans le quatrain, il crée une sorte d’aparté, une prise de parole sur sa propre condition, sur laquelle il revient en discutant avec Ayouki Khan :
Incomincia dal farmi domandare
se maschio son o femmina e da dove,
se nasce tale gente (ovvero piove)
con voce e abilitade per cantare.
Resto imbrogliato allor per dare risposta.
Se maschio, dico quasi una bugia,
femmina, men che men dirò ch’io sia,
e dir ch’io son neutral, rossore costa.
Pure, fatto coraggio, al fin rispondo
che son maschio, Toscano, e che si trova
galli nelle mie parti che fanno uova,
dalle quali i soprani son al mondo ;
Che li galli si nomano Norcini,
ch’a noi le fan covare per molti giorni
e che, fatto il cappon, son gli uovi adorni
da lusinghe, carezze e da quattrini.
Il commence alors par me faire demander
si je suis homme ou femme, et de quelle contrée ;
si tels gens naissent (ou si du ciel ils sont tombés)
avec cette voix et faculté de chanter.
Voilà que la question me met en confusion
Si je me dis homme, j’en suis presque à mentir,
et me dire femme serait mensonge bien pire,
mais dire que je suis neutre, j’en ai le rouge au front.
Puis reprenant courage, je réponds ceci
que je suis homme, Toscan, et que dans mon pays
il y a des coqs qui pondent des œufs aussi
desquels viennent au monde les soprani [sopranos]
que ce genre de coqs appelés Norcini [châtreurs de porc]
couvent à tout le moins plusieurs dizaines de jours,
et que le chapon fait, les œufs ont pour atours
cajoleries, compliments, et gousset garni.
Dans cet extrait, Filippo Balatri témoigne du trouble que sa voix occasionne et de l’injonction à une conformité de genre, ou tout du moins à sa lisibilité. Si la possibilité est offerte au castrat de s’autodéterminer, la gêne est bien réelle à l’évocation du « neutre », non-binaire dirait-on aujourd’hui. Il fait donc le choix de se dire homme et de se référer à son état d’origine, à cette masculinité italienne endossée par les castrats, mais exprime tout de même son étrangeté, son côté queer… Par la métaphore animale du coq et des œufs – renvoyant à la figure domestiquée et dévirilisée du chapon et aux testicules –, il se réfère aux norcini, ces châtreurs de porc réputés de Norcia, auxquels on attribue volontiers la castration des jeunes chanteurs.
Pour se définir, Filippo Balatri évoque à la fois le geste castrateur produisant une altérité étonnante et sa difficulté à endosser les normes binaires qui l’assignent à l’étrangeté et à s’y reconnaître. Le pouvoir du récit autorise cependant le jeu/je dissonant par ses métaphores, non-dits et suggestions… une performance de genre littéraire, en somme, qui frappe par ses résonances avec le temps présent.
Les castrats au XXIe siècle : résonances politiques
Les castrats, par leurs expériences, disent l’importance du nom, celui que l’on reçoit à la naissance (correspondant au sexe assigné), celui que l’on se donne, notamment sur scène, ou encore celui qu’on nous accole, souvent stigmatisant. Ils témoignent également de l’omniprésence du genre dans le quotidien, par les questionnements curieux ou inquisiteurs que leur corporéité, leurs pratiques scéniques et leur voix/chant suscitent. Ces chanteurs sont sommés de rendre compte de la capacité d’une société à inclure la diversité et la questionnent. Les termes utilisés pour les disqualifier – « masses informes de chair » de Johann Pezzl dans Faustin, « espèce amphibie » chez Henry Morin, « créature bizarre », « personnage étrange » ou « natures anthropomorphes » pour Balzac dans Sarrasine – rappellent la virulence des propos transphobes ou fustigeant la non-binarité. Les castrats expérimentent donc (et se jouent parfois de) ce trouble dans le genre posant des interrogations très actuelles : Se définit-on par son corps, et par quelle partie : la voix, l’appareil génital, la silhouette… ? À qui appartiennent les corps et qui est légitime à les modifier ?
Depuis les années 2000, les castrats ont refait leur apparition dans nombre de productions artistiques, menant souvent à des sortes de projections. Ces chanteurs y font en effet l’objet de réappropriations généalogiques en étant présentés comme des icônes queer et/ou gay dans un rapprochement entre castration, efféminement et homosexualité qui reprend in fine les rhétoriques biologisantes déployées au siècle des Lumières, souvent au détriment de leurs propres perceptions de leur identité de genre. Ces glissements démontrent l’importance d’appréhender les castrats à partir des processus d’altérisation liés au genre et des négociations des normes du masculin que leur hypothétique fluidité de genre révèlent. En définitive, les représentations contemporaines de ces chanteurs témoignent d’un défaut d’historicisation des personnes homosexuelles, bisexuelles, intersexes, trans et queer, dont l’histoire reste encore largement à écrire. Tant de figures défiant l’hétéronormativité et les normes de genre binaires mériteraient pourtant d’entrer dans l’Histoire : eunuques, femmes à barbe, hermaphrodites, femminielli, sodomites et fricatrices…
Nahema Hanafi est maîtresse de conférences en histoire moderne et contemporaine à l’université d’Angers (TEMOS UMR 9016) ; Institut universitaire de France.
Les traductions de l’italien au français ont été réalisées par Muriel Morelli.
Nahema Hanafi