4 Mars 2020

Article

Thomas Amouroux

Objectif récit

Créer, pour raconter et questionner. Pour interpeller et se souvenir, aussi. Récompensé régulièrement depuis 25 ans par ses pairs (César et Prix Lumière du meilleur film et réalisateur en 2015), salué par la critique comme par le grand public, Abderrahmane Sissako a déjà une carrière de réalisateur qui n’oblige plus à prouver. Pourtant, il poursuit sans relâche son travail de création, et met en image des récits qui saisissent notre époque et son histoire. Pour le musicien Damon Albarn, la participation du réalisateur mauritanien au Vol du Boli était une condition sine qua non. Il revient avec nous sur ces mois de création pas comme les autres.

Quel est votre rapport à la création, et quelle a été votre façon de travailler sur ce projet atypique, dans une forme inédite ?
Je crois que tout ce que nous créons est déjà déposé en nous. Et qu’il faut parfois soit une altercation, soit une invitation, soit un baiser, pour que cette chose, comme la vase et l’eau qui stagnent, remonte pour affleurer à la surface et former un propos. Notre responsabilité en tant qu’artiste, c’est d’arriver à émouvoir, quelle que soit la manière, par un texte, un jeu, une musique, un chant, une lumière sur scène. Pour Le Vol du Boli, nous jouissions d’une grande liberté et n’étions tenus par aucun cadre. Dans ma manière de faire un film, je n’ai pas de storyboard, j’ai une vraie prédisposition à l’improvisation, aux choses qui peuvent arriver, ce qui m’a facilité quelque peu la tâche dans ce projet, même s’il reste très différent du cinéma.

Vous n’aviez jamais rencontré Damon Albarn. Avez-vous été surpris par son invitation à venir créer avec lui ce spectacle pour la scène du Châtelet ?
Effectivement, tout part de Damon, de sa curiosité et de son envie. Pour être honnête, n’étant pas un mélomane averti, je ne connaissais pas bien son œuvre. Or, pour se lancer dans une aventure artistique de cette ampleur, il me semble indispensable de partager plus que le projet qui nous réunit. Nous nous sommes donc rencontrés à Bamako, dans une ville que nous connaissons tous les deux, et j’ai tout de suite senti quelqu’un de profondément humble, facile, heureux d’être là, à la disponibilité humaine et artistique exceptionnelle. Et dès le premier soir, nous avons commencé à réfléchir au récit que nous voulions porter ensemble auprès du public. Très vite, cette idée de suivre dans le temps des gardiens de Boli s’est imposée. Très vite, l’histoire de Leyris nous a inspiré. Tout de suite, nous avons su que nous voulions raconter quelque chose de l’Afrique.

Qu’entendez-vous par là ? Revendiquez-vous votre identité africaine en tant qu’artiste ? Quel est aujourd’hui votre rapport à ce continent ?
Paradoxalement, l’Afrique est un continent dont on parle beaucoup, mais qu’on entend peu. En tant qu’artiste et en tant qu’artiste africain, j’ai la responsabilité de faire entendre sa voix, de donner à voir son histoire. Ce spectacle vient raconter l’Afrique, l’empire Mandingue, et au-delà, raconter l’histoire des peuples qu’on raconte peu, ou dont l’histoire est trop souvent racontée par les autres. Je veux revenir vers une histoire ancienne et donner à voir ce qu’on connaît peu, un univers, une harmonie, une tranquillité, une beauté, tout cela avant la colonisation, bien sûr avec les forces et les faiblesses de tout empire. J’ai envie de parler de ce continent, l’Afrique, dans sa beauté, dans sa souffrance aussi, avec toujours une petite peur que l’Afrique soit ramenée à cela. L’Afrique n’est pas que cela, certains pourront dire « ça suffit de parler de cette histoire », mais on ne peut faire abstraction du passé. Mon identité en tant qu’artiste a été définie comme cela, raconter ce continent et sa relation à l’Europe. Tout au long de cette création, vous interrogez cette relation entre deux mondes réunis par une histoire complexe, douloureuse, et parfois violente.

Comment vous appropriez-vous cette histoire et son actualité souvent polémique ?
Un préalable pour moi : la création ne doit pas être un cri. On ne se fait pas entendre quand on crie. Frantz Fanon le dit avec une justesse déconcertante : « L’explosion n’aura pas lieu aujourd’hui. Il est trop tôt… ou trop tard. Je n’arrive point armé de vérités décisives. Ma conscience n’est pas traversée de fulgurances essentielles. Cependant, en toute sérénité, je pense qu’il serait bon que certaines choses soient dites. Ces choses, je vais les dire, non les crier. Car depuis longtemps, le cri est sorti de ma vie. » Cela ne peut pas être commenté. Je crois, comme lui, profondément, que par la musique, par la chorégraphie, par le récit, on peut transformer ce cri en quelque chose qui nous fait dialoguer et nous réunit.

Vous avez vécu de longues années en France, après avoir grandi au Mali et étudié le cinéma en Russie. Quel regard portez-vous sur la société française de 2020 ?
Il est difficile de résumer une société, c’est tout de suite un parti pris, qui efface la diversité des personnes et des destins. Nous sommes tous nourris différemment dans un lieu donné, une famille donnée, et puis on se libère de tout cela pour se réaliser, construire sa propre vision du monde. Dans ma vie, j’ai rencontré plusieurs France : une avec qui je partage des choses, une avec qui je n’en partage pas. Cette première France, c’est celle qui permet Le Vol du Boli au Théâtre du Châtelet, et c’est elle que je veux retenir. Elle m’a accompagné dans mon parcours de cinéaste, m’a permis de me réaliser en tant qu’artiste. Il y a une autre France qui probablement est moins ouverte : je ne l’ignore pas et je veux l’amener à la rencontre.

Propos recueillis par Sabir

Interview d'Abderrahmane Sissako

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