14 Mai 2024
Olivier Py et l'Amour Vainqueur
L’Amour vainqueur est un conte initiatique dans lequel l’enfant comprend que son désir, et son désir seul, est une vérité propre à inventer le monde de demain. Il regarde la violence des adultes et apprend à la juger ; il dialogue avec le Mal sans en désespérer. Il doit trouver dans un spectacle de théâtre, qui est souvent son « premier spectacle », des réponses aux questions qu’il se pose. La guerre, la mort, le désir, la politique et l’art sont, sans qu’il puisse en faire le discours, son quotidien. Et il s’agit de lui dire que le théâtre est l’art de ré-enchanter le monde détruit par l’âge adulte.
L’Amour vainqueur est inspiré d’un conte des frères Grimm, Demoiselle Maleen. C’est votre quatrième adaptation en trente ans. En quoi ces contes vous fascinent-ils ?
Les contes de Grimm ne sont pas moraux, ils sont initiatiques. La résilience en est le maître mot. Tous les personnages, souvent des jeunes filles, vivent un traumatisme profond, mais avec l’aide de personnages magiques qui sont des métaphores, ils parviennent à se réconcilier avec eux- mêmes et à revivre. C’est-à-dire retrouver une existence vivable mais aussi y donner du sens. La violence est toujours présente dans ces contes et dans Demoiselle Maleen, c’est une violence plus constatée que déplorée. Ici c’est la totalité du monde qui est détruit, et parce que nous sommes dans des temps d’inquiétude écologique, nous sommes obligés de le lire différemment. Pouvons-nous vivre dans un monde détruit ? Pouvons-nous vivre sur une terre où l’alliance entre l’homme et la nature a été vendue aux ambitions de quelques puissants ? L’héroïne, aussi modeste soit-elle, est à la fois celle qui provoque, constate et résout cette catastrophe.
Votre travail ne s’inscrit pas dans une transposition polie ou appliquée. Vous en faites une transformation dramaturgique, avec d’autres enjeux…
Les textes de Grimm peuvent être vus comme des synopsis. Ils laissent une totale liberté. Il faut inventer la dramaturgie, les dialogues et la profondeur psychologique des personnages. Si je me suis beaucoup éloigné du conte original, j’ai gardé son schéma essentiel qui compose avec la catastrophe, la culpabilité, la destruction, le désaccord, et la lumière retrouvée par la mise en jeu du malheur. D’autres thématiques et interrogations y figurent également. À quel destin avons- nous droit ? Comment sommes-nous enfermés dans des structures de genre ? Et toujours cette interrogation sur l’amour qui a donné naissance au titre L’Amour vainqueur. L’amour chez les Grimm n’est pas narcissique ou bourgeois. Il est la reconnaissance de l’origine principielle, de la Cause du monde. Les personnages finissent par accepter que l’amour les guide, que l’amour les désire, et qu’ils ne sont pas maîtres de leur destin. Ils ne sont maîtres que de l’intelligence de leur destin.
Par rapport à vos adaptations précédentes, avez-vous senti l’apparition d’une écriture nouvelle ?
D’abord, le désir de chanter davantage, d’en faire une sorte d’opérette. De pièce en pièce, j’ai augmenté la présence des parties musicales. Cela croise une autre de mes passions : le théâtre lyrique. C’est d’ailleurs la première fois que je signe une musique. Dans L’Amour vainqueur, j’ai composé le texte avec des alexandrins blancs (c’est-à-dire qui ne riment pas) alors que les chansons riment. Elles ont des carrures différentes, jusqu’à des vers de trois syllabes. L’Amour vainqueur est en dodécasyllabes. La pensée s’accorde à ce rythme-là. Si l’on veut faire entendre un alexandrin, ce n’est pas le 12 qui compte, c’est le 6/6. L’hémistiche fait l’alexandrin. Une pensée repliée, au centre du vers, très rapide. De même, Il n’y a pratiquement aucun « e » muet dans le texte. L’important, c’est l’obtention d’une langue très pure, très claire, qui a une autorité presque biblique. Rien de plus difficile à atteindre.
Qu’essayez-vous de privilégier dans ce spectacle pour enfants ?
Je n’interdis pas au public adulte de venir voir mes pièces inspirées des frères Grimm. Ce spectacle est ouvert à tous. Il s’adresse d’abord à un public spécifique, celui des enfants, tout comme le Macbeth cette année a pour premier public celui du Centre pénitentiaire. Cette démarche double m’aide à briser les rhumatismes du théâtre bourgeois. Le théâtre pour enfants m’a toujours aidé, avec sa naïveté ou sa fausse naïveté, à travailler autrement. Opérette ou théâtre de marionnettes, il représente une manière de tenter d’autres expériences.
Le prince s’imagine défiguré et permet d’inviter les enfants à s’interroger sur la question de la beauté…
Les enfants se posent beaucoup cette question. Ils sont face à une dictature de la beauté, de l’image, extrêmement violente. Des questions s’imposent avec force en eux : Qu’est- ce que c’est qu’être beau ? Le suis-je ? Avec l’obsession que l’absence de conformité aux canons esthétiques supprime tout destin. Une bascule opère au sein de votre pièce. Les personnages sont pris dans la guerre, la fantaisie s’ouvre à l’histoire contemporaine, une pensée du politique apparaît…
La question essentielle de ces textes populaires est : Que peut le théâtre face à la misère du monde ?
J’ai peut-être plus appuyé dans cette pièce sur les questions de genre, même si dans La Jeune Fille, le Diable et le Moulin, ma première pièce inspirée des Frères Grimm, la jeune fille disait déjà : « Que suis-je si je ne peux pas me battre pour les autres ? Si je suis une femme, alors je ne peux pas aller à la guerre ? », etc. C’est une vraie question de genre. Avec L’Amour vainqueur, j’ai quelque peu radicalisé ce questionnement. Il y a presque une inversion systématique des genres : un jardinier qui ne veut pas partir à la guerre, une fille de vaisselle qui veut tout le contraire. D’une certaine manière, le prince rompt avec la psychologie arrogante des princes machistes ; il est profondément inquiet et coupable, et même incapable d’agir sur le monde. Il voit la catastrophe sans rien pouvoir faire. S’il éprouve une véritable impuissance, la jeune fille, elle, est d’une indiscutable force, comme souvent chez les frères Grimm. Elle redonne sens à un monde détruit.
Macbeth philosophe et L’Amour vainqueur sont vos deux mises en scène au Festival d’Avignon cette année. Une pièce tragique et un conte de fées. Comme si votre théâtre s’inscrivait dans ce double visage… Existe-t-il une séparation nette ou un glissement de l’un à l’autre ?
C’est le verre à moitié vide et le verre à moitié plein. Ni d’apothéose négative ni d’apothéose positive. William Shakespeare parvient toujours à nous dire que s’il dépeint la catastrophe avec autant de vérité, c’est pour nous en protéger. Macbeth philosophe est une hypothèse : celle d’un fou qui prendrait le pouvoir, au nom du pouvoir, au nom de lui-même et non de celui du peuple. Il existe des liens étroits entre les contes des Grimm et le théâtre de Shakespeare : les contes sont internationaux, certains contes ont inspiré Shakespeare, comme pour Le Roi Lear et peuvent pratiquement se retrouver dans les mêmes termes chez les frères Grimm. Le conte L’Eau de la vie est un Roi Lear transposé, avec trois garçons et non trois filles. De plus, ces œuvres et auteurs sont « de la même époque » : la conscience de Shakespeare du destin de l’Europe rejoint celle des Grimm. Pour ma part, je continue d’être dans ces années 1820-1830 où, à partir du Volksgeist, l’esprit du peuple, il s’agissait d’en finir avec l’élégance des salons. J’en reviens toujours aux Grimm et à Shakespeare pour ce point commun et continue de les aimer pour les mêmes raisons.
Propos recueillis par Marc Blanchet, 2019
D’une certaine manière, le prince rompt avec la psychologie arrogante des princes machistes.