26 Mars 2019
Rencontre Michel Bouquet et Abd Al Malik
Des cités de Strasbourg aux plus grandes scènes, Abd Al Malik a connu un itinéraire peu commun. Aujourd’hui rappeur, écrivain et réalisateur, cet artiste accompli parle de sa découverte de Camus comme d’une révélation qui a transformé sa vie. À 13 ans, il lit L’Envers et l’Endroit, « un bouleversement ». Dès lors, cet écrivain devient pour lui un véritable guide spirituel, qui l’accompagne dans sa réflexion quotidienne. Au point qu’il lui a consacré un livre et qu’il explore sans relâche son message humaniste. Alors qu’il entamait ses ateliers de création sur Les Justes, nous lui avons proposé de dialoguer avec Michel Bouquet, compagnon de la première heure du Prix Nobel avec qui il a créé trois pièces dont celle-ci en 1949. Ensemble, ils partagent la même vision d’une œuvre résolument contemporaine. Ils évoquent un homme solaire, que l’acteur dit avoir « profondément aimé et admiré ».
Michel Bouquet Camus a été d’une gentillesse inouïe avec moi. J’étais alors tout jeune, je sortais de pension, et je ne connaissais pas le monde. Il était venu à un concours du Conservatoire où je disais simplement une réplique de Narcisse dans Britannicus. Et il m’a tout de suite choisi pour jouer Scipion dans Caligula ! La pièce a été créée en 1945. À cette époque, c’était presque un inconnu, il ne représentait encore rien pour les jeunes de ma génération. Dès le début des répétitions, il s’est montré très spontané avec Gérard Philipe, qui jouait Caligula, et avec moi. Qu’il ait pu avoir cette attitude vis-à-vis de gosses comme nous, une attitude déférente même, était incroyable. Il avait une générosité et une gentillesse immédiates. Et le fait d’avoir donné sa confiance au tout jeune acteur que j’étais, choisi à partir de dix vers de Racine, est une chose qui m’a aidé considérablement. Sans qu’il le sache ! Son attitude m’a donné une énorme confiance en moi. Cette franche camaraderie qui nous a liés est vraiment quelque chose qui m’a mis au monde.
Abd Al Malik Comment s’est passé le travail avec lui ?
MB Je ne m’en suis pas très bien rendu compte sur le moment. Ce n’est pas lui qui avait mis en scène Caligula et Les Justes, c’était Paul Oettly, mais il était très présent au moment des répétitions. Il voulait que les choses soient simples. Avec lui, on avait l’impression que l’on était dans la révélation d’un miracle. Rien que sa présence… La fraternité emportait tout, tenait lieu de tout. Lorsqu’il était là, l’atmosphère était tout de suite amicale. C’est très étrange…
AAM D’ailleurs, les personnages des Justes s’appellent « frères » entre eux.
MB C’est exactement cela : c’était le côté fraternel qui comptait le plus dans la pièce, pas la politique.
AAM En choisissant mes acteurs pour Les Justes, j’avais cette même idée de lien que je voulais établir avec eux, avant même de mettre en scène. D’une certaine manière, cela fait écho à ce que vous dites !
MB Oui, encore une fois, Camus avait ce don très rare de rendre les choses simples. Même cette révolution russe, qui crée des monstres comme il y en a dans Les Justes ou dans Les Possédés, d’après Dostoïevski, qu’il a adapté ensuite. Des gens très péremptoires, très définis dans leur essence même. Mais avec cette fraternité, illusoire peut-être, et que la pièce met en doute finalement… Son sentiment politique par rapport à cette histoire était destructeur. Il a été la seule personne que j’ai connue dans ma vie qui a pu me faire penser que la fraternité pouvait exister. Il en était une preuve vivante, sans même s’en rendre compte.
AAM C’est fabuleux de voir cette cohérence entre l’homme et son œuvre. Camus est éminemment spirituel.
MB Vous avez mille fois raison ! C’était quelqu’un de bonne foi, il a été comme cela toute sa vie. Il était christique, presque ! Mais voulant connaître la chute quand même, et s’y précipitant. Il n’avait pas conscience d’aller à ce point aussi loin.
AAM Les personnages des Justes sont totalement sincères dans leur démarche. Qu’importe le contexte socio-historique, c’est leur intention qui compte. Ils sont sincères parce que Camus l’est aussi. L’être et l’auteur sont consubstantiels. Camus, c’est un tout que l’on ne peut pas diviser. Dans sa préface de L’Envers et l’Endroit, il dit, en substance, que le jour où il arrivera à mettre ce caractère – que nous appelons ici christique ou spirituel – totalement en lien avec ce qu’il est, à ce moment-là il écrira son œuvre parfaite. Il était en quête de lui-même, en chemin. Et cette tension parcourt toute son œuvre.
MB C’est cela qui est le plus important. Cette lutte et ce châtiment auquel il est forcé d’obéir. Il ne peut pas être vraiment christique, bien sûr, puisqu’il n’est pas le Christ ! Mais c’est un chemin de bonne volonté qu’il parcourt, c’est un homme exemplaire. Quand il m’a demandé de jouer Pierre Verkhovensky, le révolutionnaire nihiliste des Possédés, j’ai refusé. Je ne voulais plus interpréter ce type de personnages. Mais il a énormément insisté, et j’ai fi ni par céder. Quand j’ai joué cette pièce, j’ai compris qu’il était en torture avec lui-même. Il fonçait dans un univers qui était très loin de lui. La démarche de Dostoïevski est extrêmement méticuleuse dans son attachement à l’horreur, dans cette manière qu’il a de tourner autour de ce qu’il y a de plus ignoble dans l’homme. Et pour Camus, c’était une répulsion.
AAM C’est comme si Camus avait besoin de cette inhumanité pour monter sa propre humanité. De cette obscurité pour affirmer sa lumière.
MB Il avait besoin de détruire l’homme honnête qu’il était. D’aller au bout. Il n’aurait pas pu être christique sans être acharné et provoquer la chute.
AAM Ce côté inéluctable, on le trouve dans Les Justes, avec la mort de Yanek.
MB Camus était obligé de mettre en doute l’honnête homme. De le faire chuter pour y voir clair.
AAM Dans Les Justes, chacun est lui-même jusqu’à la fin. Cela correspond au caractère solaire de Camus et cela se retrouve partout dans son œuvre, concrètement ou symboliquement.
MB Camus est consumé par l’essence même de la vérité qui est en lui. Il est tout entier livré à la chute, c’est un brasier, un être miraculeux. Il se torture lui-même en contestant ce qui est son être véritable.
AAM C’est cette approche de lui que j’ai depuis le début.
MB Je sens ça en vous. Tous les gens qui aiment Camus l’aiment pour cette raison.
AAM Camus dit en substance que même si le monde est absurde, on doit exercer au mieux notre métier d’être humain. Quoi qu’il advienne, on doit aller jusqu’au bout de la démarche. Il parle de sainteté laïque, de sainteté sans Dieu.
MB C’est pour cela que le travail sur Les Possédés était si obscène, si ignoble. Il a sidéré beaucoup de gens. Dans Les Justes, la solitude des personnages est très frappante, ils ne peuvent pas se sentir, se supporter. C’est très bizarre.
AAM Chacun est isolé, même s’ils se retrouvent tous ensemble dans une même démarche.
MB Oui, ce sont des étrangers, complètement. De l’un à l’autre. Au sein d’une même cause, d’une cause juste !
Avec Camus, on avait l’impression que l’on était dans la révélation d’un miracle. Rien que sa présence… La fraternité emportait tout, tenait lieu de tout. Lorsqu’il était là, l’atmosphère était tout de suite amicale. C’est très étrange…