Le romantisme a placé la symphonie au sommet de la hiérarchie musicale. Considérée comme l’opéra des instruments, elle a été modelée par les fils Bach, par Mozart et Haydn. Au début du 19ème siècle Beethoven est le maître absolu du genre. Comment faire mieux que lui ? On pensait que la musique avait des affinités avec la magie, l’astrologie et le destin. N’était-ce pas un geste d’orgueil punissable que de dépasser Beethoven ? C’est alors que s’amorce la légende noire voulant que la mort guette qui composera plus de neuf symphonies. Dvořák, Vaughan Williams, Bruckner, Mahler, Schubert ont terminé leurs cycles par une neuvième, quitte à tricher un peu avec la fatum pour Bruckner et Mahler. Franz Schubert a, quant à lui, dépassé le chiffre fatidique. Ébauches, débuts de mouvements et orchestration inabouties permettent d’entrevoir dans sa production treize symphonies, dont huit seulement sont aujourd’hui interprétées.
Franz Schubert s’est attelé au genre dès ses seize ans, alors qu’il achevait ses études au Stadtkonvikt de Vienne, le conservatoire impérial. Ses trois premières furent destinées à des phalanges constituées d’amateurs et de mélomanes. Ces travaux de jeunesse, admirables de maturité et d’inspiration, lui ont permis de se livrer à des expériences dont il n’espérait pas retirer une quelconque notoriété. Schubert considérait plutôt la symphonie comme un exercice d’école.
La Symphonie n°1 fut achevée en 1813, année de la naissance de Richard Wagner. La tonalité choisie, ré majeur, est celle du triomphe et de la victoire. Depuis 1808, Schubert jouait avec enthousiasme les symphonies de Haydn et de Mozart au sein du Stadtkonvikt. Les premières mesures, véritable lever de rideau comparable à l‘ouverture de La Flûte enchantée, ou aux Symphonies Parisiennes, les évoquent. Il fait une autre révérence aux maîtres, dans le Molto vivace, en empruntant un thème au final de l’Eroica de Beethoven (1805). L’Andante lyrique est nimbé de sol majeur, tonalité propice à l’expression sereine de l’amour fidèle. L’Allegretto du Menuet salue Haydn avec ses dialogues colorés entre les vents. Tout bourdonnant de croches, la conclusion Allegro vivace fait valser les pupitres. Le premier opus symphonique de Schubert a l’expression radieuse de l’optimisme des Lumières.
La Deuxième symphonie, en si bémol majeur, a vu le jour entre décembre 1814 et mars 1815. Elle est dédiée à Innocenz Lang, le directeur du Stadtkonvikt. Le premier mouvement respire l’héritage baroque avec la forme lente – rapide d’une ouverture à la française. Après ce portail introductif, le staccato des cordes enflamme la partition hachurée d’accords goguenards. Il fallait bien un Andante après ces minutes ébouriffantes. C’est un thème suivi de cinq variations dont l’une transpire la mélancolie propre au Schubert le plus intime. Le menuet en reprend la thématique intranquille avant que le Presto final ne revienne au rythme frénétique du premier mouvement. Véritable ode à l’énergie cinétique, ce deuxième opus semble débordé par sa profusion créatrice.
Schubert n’entendit jamais ses Symphonies 3, 4 et 5, et le public les découvrit longtemps après sa mort ; 1849 pour la Quatrième donnée à Leipzig, 1841 pour la Cinquième, jouée à Vienne, et 1881 pour la Troisième, à Londres. L’éditeur Breitkopf & Härtel n’avait pas voulu suivre les instructions de Brahms qui ne souhaitait pas voir publiées ces œuvres qu’il jugeait inabouties et susceptibles d’écorner la réputation de Schubert.
La Symphonie n°3 retrouve le solaire ré majeur déjà utilisé dans la Première. En 1815 Schubert fêtait ses dix-huit ans et Napoléon Ier s’effondrait à Waterloo. L’introduction fait se contraster lenteur majestueuse et jaillissement harmonique. L’atmosphère orageuse est vite dissipée par l’entrée allegro con brio des clarinettes, aussitôt commentée par le hautbois. L’orchestre s’amusera du procédé en faisant subir à la mélodie toutes sortes de postures. L’Allegretto suivant s’édifie sur une basse prenante d’abord glissée sur les cordes puis rythmée par les contrebasses et le chant de la clarinette. Il y a beaucoup de la facétie de Haydn dans cette danse qui s’inscrit durablement dans notre mémoire auditive. Le Menuetto vivace retrouve le ré majeur pour un ländler-trio au ton très viennois. Le Presto vivace final délaisse les rives du Danube et s’échappe en Italie. C’est une tarentelle, la danse napolitaine de la possession et de l’exorcisme. On mettra ce final en regard avec la Symphonie Italienne de Mendelssohn (1830).
En avril 1816, Schubert explorait des couleurs plus sombres dans sa Quatrième. Le choix d’ut mineur lui a fait attribuer le surnom un peu exagéré de Symphonie tragique. Si les premières mesures évoquent les contrastes violents du Beethoven des ouvertures d’Egmont et de Coriolan, on reste loin du titanesque de sa Cinquième ou de la sonate n°8 Pathétique. Chez Schubert, les cieux orageux font rapidement place à une lumière plus légère. Une mélodie en la bémol majeur occupe tout l’Andante. Quant au Menuetto tout en syncopes, il prépare l’auditeur à un Allegro conclusif énergique, définitivement souriant.
Les changements dans les effectifs des ensembles d’amateurs éclairés pour lesquels Schubert composait ont modelé l’écriture de chaque symphonie. La Cinquième en si bémol majeur, également datée de 1816, oublie les clarinettes, les trompettes et la timbale pour n’employer plus que deux cors. Elle abandonne l’introduction lente et lui substitue une mélodie pleine d’agilité, sur un rythme pointé que Schubert constelle de surprises harmoniques. L’Andante con moto en mi bémol majeur joue d’incessantes variations après son thème introductif. Le menuet en sol mineur, doté d’un trio en sol majeur, fait de l’œil au menuet de la Symphonie n°40 de Mozart. Le mouvement perpétuel du grandiose Allegro vivace conclue avec brio une œuvre à qui l’économie des moyens employés a donné des ailes.
Franz Schubert, disparu le 19 novembre 1828, eut l’honneur posthume de voir créer sa Sixième le 14 décembre suivant lors du concert -hommage organisé à sa mémoire dans la Redoutensaal du palais de la Hofburg. Écrite entre octobre 1817 et février 1818, elle n’avait été jouée qu’une fois par un orchestre amateur réuni par Otto Hatwig, un musicien du Burgtheater où Schubert tenait la partie d’alto. Schubert avait donné à sa Sixième le titre de Grande symphonie en do majeur car elle réclame des trompettes et des timbales. C’est la plus viennoise dans ses références et ses clins d’œil aux modes du temps. Le premier mouvement s’inspire de La Clémence de Titus de Mozart. Le développement tourmenté se réfère au célèbre air de Sesto Parto ! parto !, hésitant puis exalté. L’Andante est un rondo que l’orchestre construit par petites touches avant d’en faire une danse de Biergarten. Schubert remplace le menuet de rigueur par un Scherzo qui est à la fois un jeu de références et un tour de force. Son thème est celui du troisième mouvement du Concerto pour piano K 429 de Mozart. Mais Schubert le dote d’une furia toute rossinienne. En 1818, le Cygne de Pesaro était en effet l’homme du moment et le tout Vienne acclamait Tancredi et L’inganno felice. Quant à l’Allegro moderato, il laisse sans peine imaginer une parade d’attelages sur le Prater.
Avec Der Tod und das Mädchen et le cycle du Voyage d’hiver, la Huitième (1822) est l’œuvre de Schubert qui a le plus contribué à forger sa légende. Malgré son titre d’Inachevée, attribué après coup, elle est la plus achevée de toutes et sa structure en deux mouvements s’avère un geste volontaire et novateur plutôt qu’une interruption tragique. Le compositeur ébauchera les mesures d’un troisième mouvement, mais il s’est vite interrompu, jugeant que tout avait été dit dans les deux premiers. Œuvre de rupture radicale, elle choisit la tonalité la plus funèbre qui soit, si mineur, pour chanter le désarroi, l’inquiétude et la mélancolie. La pulsation anxieuse du premier mouvement est à mettre en regard de la Fantaisie pour piano à quatre mains D.940. Les âmes tourmentées de Tchaïkovski (Roméo et Juliette) et de Bruckner (Symphonies 1 et 2) ont fait leur ces noires pulsations.
La symphonie a rencontré son public en 1865, soit trente-sept ans après la mort de Schubert. Le critique Edouard Hanslick, acteur majeur de la vie musicale autrichienne, décrivit l’émotion de la première audition : Lorsqu’après les premières mesures d’introduction, clarinette et hautbois entament leur douce mélodie à l’unisson au-dessus du paisible murmure des violons, une exclamation étouffée parcourut l’auditoire. Schubert ! Il n’a même pas franchi le seuil, et déjà l’on reconnaissait son pas et sa manière de presser la poignée de la porte.
Si L’Inachevée avaient été tenue cachée par un ami de Schubert, le compositeur Anselm Hüttenbrenner, c’est à Robert Schumann que l’on doit la découverte de la Grande Symphonie en ut majeur parmi les manuscrits inédits de Schubert. Felix Mendelssohn en assura la création au Gewandhaus de Leipzig en 1839.
Loin des brumes angoissées de la Huitième, la Grande est l’une des œuvres les plus lumineuses du romantisme, d’une dimension jusqu’alors inégalée. Il faudra attendre le Mendelssohn de la symphonie n°2 Lobgesang (1840) et l’amplitude brucknérienne pour ouïr une telle fresque sonore. Schubert l’ébaucha en 1825, l’élabora entièrement en 1826 et l’orchestra en 1827. Aucune audition n’en fut alors donnée car elle semblait trop difficile à interpréter par des ensembles d’amateurs. Ode à la nature, elle s’ouvre par une mélodie sereine exprimée par les cors, puis l’aurore éclaire tout l’orchestre. Le scherzo bucolique se joue, moqueur, d’une mélodie de lændler. Le fortissimo qui ouvre le finale signe la rédemption de l’artiste après les tourments de l’Andante con moto. Toutes les douleurs se résolvent dans un climat de fête et c’est avec un tutti radieux que Schubert a, aux yeux de la postérité, conclu son cycle de symphonies.
On cherchera vainement dans cette série de concerts que les Talens lyriques consacrent à Schubert une Symphonie n°7. La numérotation des œuvres s’avère en effet aléatoire selon que l’on prenne ou non en compte les quatre mouvements jamais orchestrés par Schubert mais référencés comme Symphonie n°7. Sans parler des nombreuses ébauches qui pourraient, sur le papier, porter le nombre des symphonies à treize. Des éditions récentes ont même chamboulé l’ordre établi depuis Johannes Brahms, fervent apôtre de Schubert. L’Inachevée peut être vue comme la Septième et la Grande la n°8 plutôt que la Neuvième. Mais peu importe. L’œuvre symphonique de Schubert, même incomplète, reste le laboratoire absolu du romantisme musical. Il a recueilli l’héritage des maîtres et a inventé de nouvelles formes dont l’Inachevée est le parangon. Dans sa quête interrompue par un décès prématuré, Schubert a eu le temps d’instiller toute son âme, en maître d’un intime rendu universel.