3 Janv. 2020
Une source d'inspiration
Giselle
Tamara Rojo est la directrice artistique de l’English National Ballet et sera l'interprète du rôle-titre de Giselle, ballet parmi les plus célèbres de l’histoire de la danse. Elle revient sur ce personnage et sur l’importance de cette pièce réinterprétée par Akram Khan.
Pourriez-vous revenir sur la genèse de cette réinterprétation de Giselle, un ballet romantique majeur du XIXe siècle. Quelle était l’ambition de cette adaptation ?
J’ai toujours pensé qu’un vrai classique, un de ceux qui évoquent l’essence même de notre humanité, ne devait pas seulement survivre mais être mis en valeur par des réinterprétations. Une oeuvre réinventée par différents artistes, issus d’environnements culturels variés, à des moments spécifiques de l’Histoire, permet de réfléchir au sens d’une pièce historique pour la transposer dans nos réalités contemporaines.
C’est le cas de Giselle, un ballet qui place l’amour au cœur de son propos, mais aussi la question des classes et des privilèges.
Je suis la carrière d’Akram Khan depuis quelques années et j’admire le talent dont il fait preuve pour raconter par la danse les histoires les plus sophistiquées. Nous avions déjà travaillé ensemble lorsque je l’avais invité pour mettre en scène Dust, en commémoration de la Première Guerre mondiale. Je pense que son éducation culturelle, son travail sur la tradition Kathak et sa sensibilité au monde contemporain ont constitué une combinaison parfaite pour se confronter à une pièce comme Giselle.
Que vous évoque Giselle en tant que femme et en tant que danseuse ? Pourriez-vous nous en dire plus sur votre préparation du rôle ?
Pour la création de ce personnage de Giselle, qui diffère en beaucoup de points du personnage originel, ce fut un long cheminement, qui a commencé par une analyse profonde du rôle issu de la mise en scène traditionnelle. Je voulais comprendre l’essence du caractère de Giselle : quelle est sa classe, quels sont ses maux, comment vit-elle en tant qu’orpheline… Finalement, il nous a semblé, Akram et moi, que la qualité principale de Giselle était sa faculté à aimer par-dessus tout, malgré les risques, mais aussi sa capacité à pardonner.
Cette Giselle, notre Giselle, est née comme une porte-parole de son peuple. Elle est une source d’inspiration, quelqu’un qui ne perd jamais espoir dans son désir d’un monde meilleur. C’est une jeune femme pleine d’expérience, elle n’est plus un enfant, mais une future maman qui porte son premier enfant.
De votre point de vue, Giselle est-elle une incarnation de la révolte, de la femme révoltée ?
Bien sûr, c’est une femme courageuse, prête à s’opposer à un pouvoir oppressif, et même à se sacrifier pour l’homme qu’elle aime. En cela je pense qu’elle est finalement assez proche de la Giselle du ballet classique.
Quel message Akram Khan et vous souhaitez faire passer au public en mettant en scène Giselle dans un environnement contemporain ?
Nous cherchions à amener ce ballet devant un public qui, peut-être, n’aurait pas considéré le ballet comme une forme d’art en lui-même, ou encore ceux qui pensaient ne pas comprendre le ballet classique. L’idée était de changer d’approche pour rendre Giselle plus parlante. Nous voulions que le public puisse se reconnaître dans ce qu’il voyait sur scène.
Avez-vous, vous et Akram Khan, ressenti une forme de pression particulière à l’idée d’adapter Giselle aujourd’hui, au vu de son importance dans l’histoire du ballet romantique ?
Je ne peux pas parler à la place d’Akram Khan, mais pour moi, venant du ballet classique, il est évident que cela a engendré un peu d’inquiétude et de scepticisme dans un premier temps.
L’atmosphère romantique du ballet original est encore très présente dans cette nouvelle mise en scène.Était-ce important selon vous de conserver toute l’authenticité et l’intensité des personnages ?
En un sens, j’ai le sentiment que la relation entre Giselle et Albrecht est encore plus sincère dans cette mise en scène que dans le ballet classique. Ils vivent un amour entre deux adultes qui ont une pleine conscience de ce qu’est l’amour. Cela rend leur relation plus profonde, moins fantasmagorique.
Pourriez-vous nous parlez de votre rapport, Akram Khan et vous-même, au multiculturalisme ? Que dit selon vous cette nouvelle mise en scène de Giselle à propos du cosmopolitisme, l’acceptation de l’autre, et de l’humanisme ?
Je suis une citoyenne du monde… Je suis née au Canada, de parents immigrés espagnols. J’ai grandi en Espagne et j’ai passé tous les étés de mon enfance à visiter ma famille élargie aux quatre coins du globe, de la France à la République Dominicaine… Je suis arrivée au Royaume-Uni il y a 23 ans, d’abord en Écosse, puis à Londres. Akram, lui, est le fils d’immigrés Bangladeshi, et il a connu l’hostilité envers la première génération. Son univers artistique est un mélange de différentes cultures et traditions, du Kathak à l’univers contemporain. De plus, nous vivons tous les deux à Londres, une des villes les plus cosmopolites du monde, où des gens issus de différentes cultures, religions et traditions vivent en paix chaque jour et où l’art prospère grâce à sa diversité. Toutes les sensibilités sont représentées, car je pense que nous pouvons tous être inspirés et apprendre de nos différences.
Par Auguste Canier, Vincent Jaouen et Simon Tachdjian