25 Oct. 2023
West Side Story Panorama
26 septembre 1957. West Side Story créé à Broadway par Jerome Robbins, Leonard Bernstein, Arthur Laurents et Stephen Sondheim, reçoit un accueil triomphal. Véritable tournant dans la comédie musicale, il la fait sortir de la bluette, mais consacre en même temps la fin d’un genre considéré comme anachronique, surtout tel que Hollywood l’avait promu.
Placé dans un milieu résolument urbain, au sein de couches sociales défavorisées, West Side Story aborde des problématiques modernes : la violence, la délinquance, l’immigration, le racisme ou la société de consommation. En ce sens, America, (les filles y voyant l’occasion de s’émanciper et d’échapper à la tutelle familiale, les garçons dénonçant le mirage d’une assimilation que rend illusoire l’échec social qu’incarnent les Jets) et plus encore Gee Officer Krupke sont des chansons qui pourraient être reprises par les rappeurs d’aujourd’hui sans y changer un mot. La danse et le chant, totalement intégrés au déroulement dramatique, confèrent à cette œuvre sa modernité. Enfin, le syncrétisme chorégraphique qui allie dans une seule et même danse le jazz avec ses influences afro-américaines, le classique et une esthétique contemporaine, fait de Robbins un précurseur, le premier chorégraphe dit de danse savante – c’est-à-dire issu d’une formation classique – à utiliser, et avec quel talent ! une gestuelle et un genre considérés comme populaires. Pourtant, ce chef-d’œuvre incontesté, porté à l’écran avec le succès que l’on sait en 1961, puis repris au cinéma par Steven Spielberg en 2021, a connu des débuts difficiles.
Des origines religieuses
Tout commence en 1949, par un appel téléphonique de Jerome Robbins, à Leonard Bernstein. Le premier est un chorégraphe de génie, danseur complet pratiquant le classique, le moderne, le jazz et la danse espagnole, soliste au New York City Ballet de George Balanchine, mais aussi homme de théâtre – il a été formé par Elia Kazan – tout autant que pianiste et violoniste. Le second, compositeur, musicien, s’intéressant à toutes les musiques, de son temps, est directeur musical de l’orchestre philharmonique de New York. Robbins lui propose une version moderne de Roméo et Juliette se passant dans un bidonville lors des fêtes de Pâques. Les communautés juives et catholiques s’opposent comme les Capulet et les Montaigu. Bernstein dans son journal écrit « le thème est bien moins important que l’idée plus large de créer une comédie musicale qui raconte une histoire tragique avec les codes et les techniques de la comédie musicale sans jamais tomber dans le piège de l’opéra. Ça n’a jamais été fait dans notre pays. Je suis si excité. Parce que si ça marche, ça sera une première. » Robbins en parle aussi à Arthur Laurents qui écrit le premier script de ce qui s’appelle à l’époque East Side Story. Mais le projet reste sur les étagères, faute de temps des protagonistes. Et Bernstein trouve le thème d’une guerre de religion un peu dépassé.
En 1955, notre « Dream team » est de nouveau réunie autour de l’adaptation d’un roman, Serenade, pour la scène. Robbins trouvant le récit inepte, leur propose d’avancer sur leur ancien projet. C’est alors que Bernstein remarque la Une d’un journal qui titre sur la guerre des gangs entre Mexicains et Anglo-saxons. Soudain, tout prend vie. La perspective d’utiliser des rythmes latinos enchante Bernstein. Et l’action se déplace dans l’Upper West Side, un des quartiers les plus populaires de New-York. Entre-temps, Bernstein trop occupé a besoin d’un parolier. Il recrute Stephen Sondheim qui n’a alors que 25 ans. « C’était comme écrire avec un alter ego » dira de lui Bernstein, car il est également compositeur (et deviendra un auteur majeur de comédies musicales). Ce dernier imagine, pour éviter un langage trop cru interdit à Broadway, une sorte de novlangue aux sonorités urbaines. Ainsi, la chanson Gee Officer Krupke finit par « Krup you ! » et c’est lui qui invente le fameux « beat it » (casse-toi !) qu’un certain Michael Jackson saura bien réutiliser, et avec quelle réussite.
Une histoire d’amour intemporelle
L’histoire, inspirée donc par Roméo et Juliette, se concentre et se rassemble autour des deux gangs. Dans le quartier du « West Side » de Manhattan, les « Jets » (émigrants blancs déjà installés d’origines irlandaise, polonaise ou italienne), et les « Sharks » (Portoricains fraîchement immigrés), s’affrontent pour contrôler un maigre territoire. Le jeune Tony, ami de Riff, le chef des Jets, voudrait échapper à cet univers de clans. Lors d’un concours de danse, il a un coup de foudre pour la Portoricaine Maria, fiancée par sa famille à Chino, et sœur de Bernardo, le chef des Sharks. Anita, compagne de Bernardo, et meilleure amie de Maria se fait complice de cet amour. Le lendemain, une bagarre éclate entre les gangs. Bernardo tue Riff, alors que Tony tente de les en empêcher. En réaction, Tony tue Bernardo lors d’un duel absurde qu’il n’a pas voulu.
Au deuxième acte Chino annonce la mort de Bernardo à Anita et promet de se venger. Tony voit clandestinement Maria et demande son pardon. Ils doivent s’enfuir ensemble et Tony se cache dans la cave du drugstore de Doc, son lieu de travail, pour l’attendre. Mais l’arrivée de la police pour interroger Maria la retient. Anita accepte d’aller prévenir Tony. Mais en arrivant, elle se fait agresser et insulter par les Jets qui se trouvaient là. Dans sa colère et pour créer un électrochoc, elle prétend que Chino a tué Maria. Doc prévient ensuite Tony qui sort dans la rue pour s’apercevoir que Maria est vivante, mais Chino armé, le voyant, tire. Maria horrifiée saisit le revolver de Chino et menace les garçons des deux bandes. Grâce à eux, elle sait ce qu’est la haine. Elle s’effondre. La tension retombe d’un coup. Les Jets et les Sharks se réunissent pour porter le corps de Tony.
Une œuvre totale
La musique de Bernstein mixe avec talent jazz et dodécaphonisme, musique symphonique et cubaine, mambo, chacha et bebop, harmonies dissonantes et tempo rapide, sublimés par la danse de Robbins. Celui-ci est le premier à inventer une chorégraphie qui part de gestes quotidiens pour se transformer en danse, avec ce swing, cette liberté dans le mouvement, cette désinvolture couplée à une technique d’acier et une énergie formidable. Il peaufine des sauts spectaculaires et d’une précision redoutable, des portés qui finissent en bagarres et n’évitent pas la violence. Au contraire. Robbins fera tout pour monter les interprètes des Sharks contre ceux des Jets, leur interdisant de déjeuner ensemble, colportant des ragots afin que leur haine sonne « juste » dans leur danse. Il veut de jeunes danseurs chanteurs qui reflètent la diversité de la jeunesse new yorkaise et surtout pas de vedettes. Les auditions durent six mois, certains passent treize fois ! D’une exigence implacable, terriblement colérique, Il n’hésite pas à maltraiter ses danseurs en les humiliant. Il est brutal. A l’un des artistes il dit : « Ce soir, avant d’entrer en scène, pense à quelque chose que tu détestes », le jeune danseur ne cesse de grommeler en serrant les poings: « Robbins, Robbins, Robbins ! » Car pour « Jerry », la danse n’a rien d’un divertissement aimable mais fusionne avec le scénario.
Ça ne marchera jamais !
La partition enchaîne une succession de tubes impressionnante. Pour autant, la Columbia la rejette « trop compliquée, trop déprimante », avec « des airs impossibles à fredonner ». Les producteurs ne parient pas un dollar sur cette « tragédie musicale » sur fond de banlieue difficile avec des acteurs inconnus, une tentative de viol et deux morts à la fin du Premier acte ! Finalement c’est Sondheim qui arrivera à entraîner son ami Harold Prince dans l’aventure. Le succès sera au rendez-vous et fera l’effet d’une bombe dans le milieu de la comédie musicale. C’est une critique flamboyante et acide de la société américaine de l’époque, du mythe du self made man, et une ode à la tolérance qui restent d’une actualité brûlante.
Postérité
1961 : Le film aux dix Oscars coréalisé par Jerome Robbins et Robert Wise, dont la réalisation coûta 6 millions de dollars de l’époque, est rapidement devenu la comédie musicale la plus populaire de l’histoire du cinéma. On ne compte plus ses diffusions.
En 2021, Steven Spielberg en crée une nouvelle version hyperréaliste, très proche de la première. S’il garde intégralement la musique de Leonard Bernstein, Robbins, bien que cité au générique, est remplacé par le chorégraphe américain alors trentenaire Justin Peck qui crée des ensembles débordants d’énergie, n’hésite pas à utiliser la danse hip-hop ou une gestuelle très contemporaine, restant fidèle sinon à la lettre, du moins à l’esprit de l’original.
Comme pour tous les immenses succès mondiaux il existe de nombreux pastiches de telle ou telle scène, comme Entrecôte story le morceau du compositeur Raymond Lefèbvre pour Le Gendarme à New York, Jack Nicholson et Adam Sandler qui évoquent « I Feel Pretty » dans le film Anger Management (Self Control), ou Toy Story 3 qui remixe la rencontre Tony/Maria lors du coup de foudre Ken/Barbie.
Par Agnès Izrine